— Il est marrant votre bonhomme Michelin, dis-je à Guillaume. Par où est-ce qu’il se dégonfle ?
— Riez bien, il n’empêche que c’est un auxiliaire de premier ordre en cas de coup dur.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons à la tour pointue. Il y a l’inévitable distribution de poignées de main et, enfin libre, je prends possession de la calèche.
— Quel est le programme ? s’inquiète Gisèle.
— Primo : votre cabane où je vais vous coucher comme une petite fille raisonnable que vous êtes, secundo je vais rendre une visite nocturne.
La poulette pince ses lèvres.
— Ne faites pas le gros méchant loup, Tony. Vous n’allez pas me laisser choir maintenant.
— Je vais le faire, gente dame, aussi vrai qu’Hitler est l’empereur des naves.
Elle ne répond rien. Je crois qu’elle boude, mais j’aperçois deux grosses larmes qui dégoulinent sur ses joues. Les désespoirs muets m’ont toujours ému. D’ordinaire, quand une poupée rouscaille et fait des épates, je lui mets une paire de mornifles sur la tranche, histoire de guérir ses fluxions dentaires si elle en a. Mais des larmes silencieuses m’épouvantent.
— Bon Dieu, quoi ! soyez raisonnable, Gigi. Jusqu’ici, je vous ai emmenée avec moi parce qu’il n’y avait aucun danger. Mais maintenant ça va peut-être changer d’aspect. Remarquez que je n’en suis pas certain. Seulement, si par malheur il vous arrivait un pépin, j’aurais bonne mine…
— Voulez-vous que je vous signe une décharge ?
Du moment qu’elle le prend à la rigolade, je suis d’accord.
— Eh bien, c’est entendu, je vous emmène. Tant pis pour votre derche s’il y a du vilain.
Je mets pleins gaz en direction de la rue de l’Arcade. Mon idée, je vais vous l’exposer par le menu : Laissez-moi au préalable vous affranchir sur mes sentiments intimes. Ce branle-bas de la soirée a déclenché mon besoin de bagarre qui couvait. Je sais bien que ma ressemblance avec le gars qui a été dessoudé est une simple coïncidence, mais tout de même, je voudrais bien connaître les tenants et les aboutissants de l’affaire. C’est mon droit, je crois, non ? Merde arabe ! qui est-ce qui a bloqué de la ferraille dans la brioche ? C’est le petit San-Antonio ou c’est le duc de Windsor ? Je veux bien que le buteur se soit mis le doigt dans l’œil jusqu’à toucher le fond de son caleçon, c’est pas ce qui m’empêchera, si je le trouve, de lui montrer comment on s’y prend pour transformer un pékin en pâte à raviolis ; ne serait-ce que pour lui faire comprendre qu’avant de presser sur une gâchette il convient de s’assurer de l’identité du monsieur qui vous fait vis-à-vis.
Or l’occasion que j’attendais de pouvoir obtenir un entretien de ce macaque s’offre ce soir. Je viens par un hasard miraculeux de plonger mon grand blaire dans l’assiette d’une drôle d’équipe. Dans cette aventure, il y a, jusqu’à présent cinq mectons : je les énumère, d’abord le bibi à qui on octroie deux mois d’hosto gratis, puis le foie blanc aux tifs en brosse qui ne craint pas de percer les poches de ses grimpants, ensuite mon sosie, lequel trône dans sa salle à manger, et enfin le saxophoniste-radio et l’inconnu auquel s’adressait son message.
Procédons par élimination : mon sosie est aussi mort qu’un filet de hareng, le type qui attendait le message dans le restaurant je ne le connais pas, reste, pour remonter à mon agresseur, le saxophoniste. Ce type a servi d’intermédiaire, c’est sur lui que je dois mettre la pogne, y a pas d’erreur !
Trêve de plaisanteries !
Les mariés à la noix sont partis en voyage de noces depuis belle lurette lorsque nous entrons dans le restaurant. Les garçons mettent les chaises sur les tables et commencent à balayer. Celui qui nous a servis me reconnaît et s’avance, la bouche en prose de poule, flairant un pourliche.
— Ces messieurs dames ont oublié quelque chose, tout à l’heure ?
— Je voudrais dire un mot au gérant.
Il s’incline et me conduit aux cuisines. Sur une table, entre des arêtes de poissons et un restant de mayonnaise, le gérant fait ses comptes. Il a un tas impressionnant de biffetons devant lui et il les classe par paquets de dix. La recette a été bonne. Avec tout ce pognozoff on doit avoir les moyens de se payer un porte-avions.
Ma visite n’a pas l’air de lui plaire. Vous pouvez remarquer que les gars qui morfillent, qui lonchent ou qui comptent leur blé, n’aiment pas être dérangés, ceci parce que la table, l’amour et le fricotin sont des choses sacrées pour la majorité des gnaces. Il fronce le sourcil.
— Vous désirez ?
— Vous dire deux mots.
Il a un geste excédé.
— Il est minuit, objecte-t-il.
Je secoue la tête.
— C’est pas pour vous demander l’heure que je suis venu.
— Monsieur, rouscaille-t-il, je ne goûte pas beaucoup ce genre de plaisanterie.
Pour lui filer la traquette, je lui montre ma carte.
Si vous pouviez jeter un coup d’œil sur la physionomie du mec vous rigoleriez tellement qu’on serait obligé de vous amener votre belle-mère ou votre percepteur pour vous faire passer le fou rire. C’est inouï ce qu’il a les flubes, ce pauvre endoffé.
— M-M-M-Monsieur le co-coco, monsieur le commissaire, bégaie-t-il, que se passe-t-il ?
Il jette un regard désespéré à son fric. Puis ses yeux cherchent les miens et me font une muette proposition. Je comprends que si le cœur m’en dit, je n’ai qu’à tendre la paluche ; immédiatement il y pleuvra des billets grand format. Gisèle sourit doucement. Elle s’est aperçue que le gérant me prenait pour un zig du contrôle et ça l’amuse autant qu’un film de Charlie Chaplin.
Je laisse mijoter le copain dans sa pétoche avant de secouer la tête.
— Ne vous cassez pas la nénette ; je ne viens pas ici pour vous emmouscailler, mais simplement pour que vous me passiez un tuyau.
Mon interlocuteur respire. Il s’empresse, il frétille, il bave. S’il continue, va falloir passer la serpillière sous sa chaise.
Il affirme qu’il est prêt à me donner tous les renseignements dont il peut disposer. Si ça pouvait me faire plaisir, ce zigoto me vendrait son vieux et sa vieille et il collerait sa petite sœur par dessus pour faire le bon poids.
Il est cuit à point. C’est le genre de froussard qui se met à table et ouvre grand son usine à jactance sans qu’on ait besoin d’aller chercher un tire-bouchon.
— Tout à l’heure, au dîner… de mariage, il y avait une paire de musiciens. Vous les connaissez ?
Il secoue négativement la tête.
— Dites-donc, baron, je lui fais. Faudrait voir à pas prendre ma hure pour un bocal de poivrons rouges…
— Mais…
— Y a pas de mais. Enfin quoi, pour donner à briffer au populo vous mettez en scène une histoire de noce perpétuelle. Pour entrer dans votre cirque il faut prononcer un mot de passe, et vous voulez me faire croire que deux musicos que vous ne connaissez pas débarquent au milieu du coq au vin, du lapin à la moutarde et du saumon fumé comme ça… Vous interdisez l’entrée de votre boîte à des ministres, s’ils ne sont pas affranchis, et des cloches peuvent y entrer avec leur appareil à transformer le vent en musique sans que vous vous demandiez qui ils sont et d’où ils viennent, sans blague, mon petit père !
Pendant ma péroraison, le gérant a essayé à plusieurs reprises de m’interrompre, mais chaque fois que je lui ai vu ouvrir la bouche, je me suis mis à hurler si fort que la sirène d’un steamer ressemblerait à côté de mes éclats de voix, au grignotement d’une souris.
Le pauvre diable profite de ce que je reprends ma respiration pour s’expliquer.
— Monsieur le commissaire ! Ces hommes avaient le mot de passe. Je les ai laissés jouer car je me méfie des rancunes.