Je me radoucis. Incontestablement cet homme est sincère.
— Et vous ne les aviez jamais vus auparavant ?
— Jamais ! Monsieur le commissaire, vous pouvez interroger mon personnel, vous verrez que je ne vous mens pas.
Gisèle me regarde. Je la regarde. Le type nous regarde. Comme vous le voyez, l’éloquence n’est pas de rigueur. Nous nous sentons assez gourdes tous les trois. Mon enquête foire vachement. Est-ce que je perds la main ou quoi ? En tout cas, pour une fois que je joue au grand mec devant une fille, c’est gagné.
Le gérant qui, maintenant, est sûr que je ne lui chercherai pas de rognes, fait son petit fou.
— Me ferez-vous l’honneur d’accepter une coupe de champagne ?
Je lui fais cet honneur. Le gars donne des ordres et un sommelier s’empresse. Bientôt, nous sommes tous assis autour d’un seau en argent.
— Si par hasard ces musiciens revenaient, faudrait-il vous avertir, monsieur le commissaire ?
Ce serait une bonne idée. Je refile mon adresse au copain et je lui fais des compliments pour son champagne qui est épatant. Si c’est du pareil qu’il offre aux matuches, je comprends pourquoi ils lui fichent la paix avec le mariage quotidien de sa nièce Ernestine.
À la seconde coupe, mon cerveau se remet en mouvement. Au fond, ma centrale manque de carburant. Je suis persuadé que dès que j’aurai repris ma cylindrée normale, tout ira mieux.
En attendant, l’idée qui me travaille n’est pas mauvaise.
— Dis donc, Gisèle, est-ce que vous savez jouer d’un instrument ?
Elle me regarde et s’efforce de ne pas avoir l’air surprise.
— Non, me dit-elle, mais je sais tricoter des pull-overs.
Je fais la moue.
— Pour jouer au détective amateur, ça ne suffit pas. Savez-vous chanter ?
— Ma foi, je ne voudrais pas me vanter.
— Oui, ou non ?
— Ce serait plutôt oui. Oh je ne suis pas Lily Pons.
— Je préfère. Si vous étiez Lily Pons, vous seriez en ce moment au Metropolitan Opera de New York.
Le gérant est de plus en plus ravi. Cette soirée est une des plus belles de sa vie de cloporte. Il est tellement heureux qu’il fait rapporter une autre bouteille. Gisèle s’y met, et comment ! Elle a des dispositions pour ce qui est d’appliquer le principe des vases communicants. Je ne me bilote pas car j’ai la bagnole. Si elle est blindée, je pourrai la ramener chez elle sans avoir recours aux pompiers.
Brusquement, je prends une décision. Je ne sais pas où elle va m’entraîner, mais ce que je sais c’est qu’elle peut avoir des conséquences redoutables.
— Vous avez des musiciens ?
— Rarement.
— S’il s’en présente demain, envoyez-les au bain, compris ?
— Entendu, monsieur le commissaire.
— Par ailleurs, demain soir, je viendrai en compagnie de mademoiselle.
Il feint l’enthousiasme.
— Nous vous garderons une bonne table, monsieur le commissaire. Et vous me permettrez de vous traiter à ma façon…
Je le stoppe net.
— Nous ne viendrons pas pour croquer, mais pour donner un récital. Vous entendrez mademoiselle dans son répertoire, et vous aurez l’honneur et l’avantage d’applaudir un solo de violon de ma composition.
Gisèle pousse un cri. Elle vient de piger. Ses yeux brillent comme des diams.
— Chéri ! s’exclame-t-elle. Chéri ! c’est merveilleux…
Quant au gérant il ne dit rien, mais on comprend que son plus cher désir c’est de se gaver de comprimés d’aspirine.
Ce que j’aurais pu en épater des gens au cours de cette soirée ! Je fais un sort à ma coupe et je me lève.
— Ne soyez pas trop surpris, dis-je à notre hôte, ce que je vous demande fait partie d’un plan d’action important.
— Mais… certainement, monsieur le commissaire. Tout à votre service.
Il nous raccompagne jusqu’à la voiture.
— À demain !
— Bonne nuit, messieurs dames !
J’embraie et nous nous éloignons à fond de ballon. Une patrouille boche nous arrête, boulevard Haussmann.
— Papir !
Je montre nos ausweis. Pas d’anicroche. Deux minutes plus tard je dépose Gisèle devant sa turne.
— Eh bien, me dit-elle, vous ne montez pas ?
— Je ne sais pas si c’est convenable…
Elle hausse les épaules.
— Ça n’est sûrement pas convenable ; mais, comme le dit un homme que j’ai beaucoup aimé : « La raison et moi sommes séparés pour incompatibilité d’humeur. »
Ce qu’elle est choute cette gosseline.
Je la suis dans les escaliers. Parvenu dans son studio, je téléphone à Guillaume pour lui dire d’envoyer chercher la voiture s’il en a besoin. Il me dit que je peux la conserver jusqu’à plus soif. Tout va donc pour le mieux.
— Et maintenant, me dit Gisèle, parlons un peu de ce plan d’action.
Elle a la bouche un tantinet pâteuse. Les mots ont de la peine à sortir. On dirait qu’ils sont englués dans du sirop de pomme.
— Et maintenant, repris-je. On ne parle plus boulot. Du reste, soit dit sans vous vexer, ça se bouscule au portillon. Vous allez me dire où se trouve la chambre d’amis.
— Comme j’ai un petit appartement, elle ne fait qu’une avec la mienne.
— La promiscuité ne vous gêne pas ?
— Non, il n’y a que l’odeur de la pipe qui m’incommode.
— Alors, il n’y a pas d’empêchement à ce que je profite de cette chambre d’amis, car je ne fume que la cigarette.
À ce moment, le poste qu’elle a branché, se met à jouer des machins tellement suaves que les saints du paradis confondraient les trompettes célestes avec celle d’Armstrong s’ils entendaient ce blues.
Je chope Gisèle par la taille et je l’emmène dans la chambre à coucher. C’est un endroit qui vaut la salle d’attente des troisièmes à Saint-Lazare, moi je vous le dis.
Et quand San-Antonio dit quelque chose…
Je fais mon Paganini
Je ne suis pas curieux, mais je voudrais savoir si vous entravez quelque chose à ma façon d’agir. Noix comme vous êtes, vous lisez ce que j’écris comme vous liriez votre déclaration d’impôts. Vous ne cherchez pas le mobile de mes actes. Vous attendez que je vous dise tout, depuis A jusqu’à N (qui est naturellement la lettre terminant ce bouquin). Ça vous liquéfierait la matière grise, de faire un peu de psychologie, hein ? Bande de miteux ! Vous vous feriez sortir les boyaux de la tête en réfléchissant. Y aurait jamais assez d’aspirine chez votre pharmago pour dissiper votre mal de tronche… Tenez, vous me faites pitié. Je vous sens tous là, à mijoter dans votre petite sphère sordide ; encroûtés, veules, mal rasés et la coupole aussi vide que la conscience d’un général… Sapristi ! faites donc un effort. Je vous ai dit que j’allais donner une petite représentation au restau de la rue de l’Arcade, avec le concours bénévole de la toute charmante Gisèle, et l’idée ne vous a pas effleurés que si j’agissais de la sorte, ce n’était pas pour le plaisir de me produire en société. Sans blague, vous croyez que j’ai un violon d’Ingres et que je vais en jouer dans les cours pour satisfaire mon besoin d’évasion !.. Non mais, des fois !..
Alors, écoutez-moi, au lieu d’ouvrir grands vos châsses comme si on allait faire défiler devant vous les girls des Folies confortablement vêtues d’une plume dans le prose. Écoutez-moi et laissez tomber vos préoccupations du moment — soyez tranquilles, elles ne se casseront pas.
En exécutant ce petit numéro, j’espère pouvoir trouver le fil conducteur qui me mènera au zèbre qui m’a tiré dessus. Car il doit y avoir dans le restaurant un habitué affilié à la bande des buteurs. Ce mec reçoit ses instructions de la façon que vous connaissez. Pour l’identifier je ne vois qu’un moyen : lui filer un rancard par le truchement du morse symphonique. Ça peut prendre comme ça peut foirer. Si ça prend tant mieux, je lui mets la pogne au colbak et je lui joue Lily Marleen sur la pomme d’Adam jusqu’à ce qu’il me donne le moyen de trouver l’homme aux cheveux en brosse. Si ça foire, j’en serai quitte pour avoir fait le zouave en vain.