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Adieu, mes faux amis du Tout-Paris, vous ne me manquerez pas. Poursuivez sans moi votre lente putréfaction, je ne vous en veux pas, au contraire, je vous plains. Le voilà, le grand drame de notre société : même les riches ne font plus envie. Ils sont gros, moches et vulgaires, leurs femmes sont liftées, ils vont en prison, leurs enfants se droguent, ils ont des goûts de ploucs, ils posent pour Gala. Les riches d’aujourd’hui ont oublié que l’argent est un moyen, non une fin. Ils ne savent plus quoi en faire. Au moins, quand on est pauvre, on peut se dire qu’avec du fric tout s’arrangerait. Mais quand on est riche, on ne peut pas se dire qu’avec une nouvelle baraque dans le Midi, une autre voiture de sport, une paire de pompes à douze mille balles ou un mannequin supplémentaire, tout s’arrangerait. Quand on est riche, on n’a plus d’excuses. C’est pour ça que tous les milliardaires sont sous Prozac : parce qu’ils ne font plus rêver personne, pas même eux.

Écrire sur la nuit était un cercle vicieux dont j’étais prisonnier. Je me bourrais la gueule pour raconter la dernière fois où je m’étais bourré la gueule. C’est fini, affrontons désormais le jour. Voyons voir, quels articles de journaux pourrait bien écrire un parasite au chômage ? Imaginez le comte Dracula en plein jour : quel métier ferait-il ? En quoi se recyclent les sangsues ?

Et c’est ainsi que je suis devenu critique littéraire.

XXXIV

La théorie de l’éternel retour

Quand je les informe de ma rupture, mes parents (divorcés en 1972) tentent de me raisonner. « Tu es sûr ? » « Ce n’est pas rattrapable ? » « Réfléchis bien… » La psychanalyse a eu une influence considérable dans les années soixante ; cela explique sans doute pourquoi mes parents sont persuadés que tout est de leur faute. Ils sont beaucoup plus inquiets que moi : du coup je ne leur mentionne même pas Alice. Une catastrophe à la fois, c’est suffisant. Je leur explique calmement que l’amour dure trois ans. Ils protestent, chacun à leur façon, mais ne sont guère convaincants. Le leur n’a pas duré tellement plus longtemps. Je suis époustouflé de les sentir revivre leur histoire à travers la mienne. Je n’en reviens pas que mes parents aient autant espéré, pensé, et finalement cru que je serais différent d’eux.

Nous sommes sur Terre pour revivre les mêmes événements que nos parents, dans le même ordre, comme eux ont commis les mêmes erreurs que leurs parents à eux, et ainsi de suite. Mais ce n’est pas grave. Ce qui est bien pire, c’est quand, soi-même, on refait les mêmes conneries continuellement. Or c’est mon cas.

Je retombe dans la même ornière, tous les trois ans. Sans cesse je revis un perpétuel déjà-vu. Ma vie radote. Je dois être programmé en boucle, comme un compact-disc quand on enfonce la touche « Repeat ». (J’aime bien me comparer à des machines, car les machines sont faciles à réparer.) Ce n’est pas du comique de répétition, mais un cauchemar bien réel : imaginez une montagne russe atroce avec des loopings écœurants et des chutes vertigineuses. Vous vous laissez embarquer une fois et cela vous suffit. Vous descendez du manège en vous écriant : « Ouh lala ! J’ai failli vomir ma barbapapa trois fois, on ne m’y reprendra plus ! » Eh bien moi, on m’y reprend. Je suis abonné au Toboggan Infernal. Le Space Mountain, c’est ma maison.

Je viens enfin de comprendre la phrase de Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Il voulait dire qu’on répète toute sa vie les mêmes bêtises mais que c’est peut-être cela, le bonheur. Il va falloir que je m’accroche à cette idée. Aimer mon malheur car il est fertile en rebondissements.

Un rêve. Je pousse mon rocher boulevard Saint-Germain. Je le gare en double file. Un agent de police me demande de circuler sinon il verbalisera mon rocher. Je suis obligé de le déplacer et tout d’un coup il m’échappe, il se met à descendre la rue Saint-Benoît en roulant de plus en plus vite. J’en ai perdu tout contrôle : il faut dire qu’il pèse tout de même six tonnes, ce bloc de granit. Arrivé au coin de la rue Jacob, il emplafonne une petite voiture de sport. Ouille ! Le capot, la portière et le minet qui conduisait sont écrabouillés. Je dois remplir le constat avec sa veuve sexy en larmes. Je lui mords l’épaule. À la ligne « immatriculation », j’inscris : « S.I.S.Y.P.H.E. » (modèle d’occasion). Et je remonte la rue Bonaparte en poussant mon rocher, suant sang et eau, centimètre par centimètre, pour enfin le laisser au parking Saint-Germain-des-Prés. Demain, le même cirque recommence. Et il faudrait m’imaginer heureux.

XXXV

Tendre est la nuit

Depuis que j’ai décidé d’en finir avec la nuit, je sors tous les soirs ; il faut bien faire ses adieux. Cela commence à se savoir que je suis seul. Un célibataire omnisexuel de mon âge, à Paris, en 1995, est aussi difficile à trouver qu’un SDF au Palace Hôtel de Gstaad. Les gens n’ont pas conscience que je suis mort de chagrin, car j’ai toujours été assez maigre, même quand j’allais bien. Je me promène un peu partout, le désespoir en bandoulière. Ce soir, une fois de plus, Alice m’a annoncé qu’elle n’en pouvait plus de mentir à son mari et qu’elle me quittait. Elle me laisse en général tomber le vendredi soir pour ne pas culpabiliser le week-end, puis elle me rappelle le lundi après-midi. J’ai donc téléphoné à Jean-Georges pour lui demander s’il voulait que j’apporte du vin pour son dîner, ou quelque chose pour le dessert.

J’ai décidé de tromper Alice avec sa meilleure amie. Julie ne s’est pas fait prier pour m’accompagner à ce dîner : je lui ai dit que j’allais très très mal et j’ai remarqué qu’aucune femme ne résiste quand le mec de sa meilleure amie lui dit qu’il va très très mal. Cela doit ranimer en elles le sens du devoir, l’infirmière dévouée, la Petite Sœur des Pauvres qui sommeille.

Julie est très sexy, c’est son principal problème. Elle se plaint sans cesse de ce que les garçons ne tombent pas amoureux d’elle. Il est exact qu’ils ont une fâcheuse tendance à vouloir d’abord la basculer n’importe où pour effectuer sur elle une palpation mammaire, voire globale. Ils ne la respectent pas beaucoup mais c’est aussi sa faute — aucune loi ne la contraint à porter toujours des tee-shirts taille huit ans s’arrêtant au-dessus de son nombril percé d’un anneau doré.

— Tu sais, si tu ne cédais pas tout de suite, ils tomberaient amoureux. Les mecs, c’est comme les poivrons. Il faut les faire mariner.

— Tu veux dire que tu me conseilles de faire aux mecs ce qu’Alice te fait ?

Pas si sosotte, la Julie.

— Euh… À la réflexion, non. Sois gentille avec les garçons, il vaut mieux avoir pitié d’eux, ce sont des créatures fragiles.

Jean-Georges a bien fait les choses. Des âmes sereines conversent chez lui en harmonie. L’agressivité est bannie de son domicile, qui regorge pourtant d’artistes célèbres. Des acteurs, des cinéastes, des couturiers, des peintres, et même des artistes qui ne savent pas encore qu’ils en sont. J’ai remarqué que plus les gens sont doués, et plus ils sont gentils. Ce principe est absolu. Avec Julie, nous nous sommes assis sur un sofa pour manger des canapés, et non l’inverse.

— Tu le connais depuis longtemps, ce Jean-Georges ? me demande-t-elle.

— Depuis toujours. Il ne faut pas se fier aux apparences : ce soir il ne va presque pas venir me parler, et pourtant c’est mon meilleur copain, enfin, une des seules personnes de mon sexe dont je supporte la compagnie. Nous sommes comme deux pédés qui ne coucheraient pas ensemble.