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— Alors, susurre-elle en se redressant, ce qui exhibe sous mon nez ses deux globes de chair, tu me dis ce qui ne va pas ?

— Alice m’a quitté, ma femme aussi, et ma grand-mère est morte. Je ne savais pas qu’on pouvait se retrouver aussi seul.

Tout en me lamentant, je progresse vers elle sur le divan. Séduire dans une fête consiste essentiellement à réduire les distances. Il faut parvenir à gagner du terrain, centimètre par centimètre, sans que cela se remarque trop. Si vous voyez une fille qui vous plaît, il faut s’en approcher (à 2 mètres). Si elle vous plaît toujours à cette distance, vous vous mettez à lui parler (à 1 mètre). Si elle sourit à vos balivernes, vous l’invitez à danser ou à boire un verre (à 50 centimètres). Vous vous asseyez ensuite à ses côtés (à 30 centimètres). Dès que ses yeux brilleront il faudra soigneusement ranger une mèche de ses cheveux derrière son oreille (à 15 centimètres). Si elle se laisse recoiffer, parlez-lui d’un peu plus près (à 8 centimètres). Si elle respire plus fort, collez vos lèvres sur les siennes (à 0 centimètre). Le but de toute cette stratégie est évidemment d’obtenir une distance négative due à la pénétration d’un corps étranger à l’intérieur de cette personne (à environ moins 12 centimètres en moyenne nationale).

— Je suis malheureux comme la pierre, reprends-je donc en réduisant l’écart qui me sépare de l’irréparable. Non, plus malheureux qu’une pierre, car personne ne quitte une pierre, et que les pierres ne meurent pas.

— Mouais, c’est dur… Tu flippes, quoi.

Je commence à me demander ce qu’Alice lui trouve, à cette ravissante idiote. On a dû mal me renseigner. Ce ne peut pas être sa meilleure amie. Je continue néanmoins mon numéro.

— Enfin… Il n’y a pas d’écrivain heureux… Je n’ai que ce que je mérite.

— Ah bon ? Pourquoi ? Tu écris des livres ? Je croyais que tu organisais des fêtes ?

— Euh… Oui, c’est vrai, mais j’ai publié, ma foi, bon an mal an, quelques textes de-ci, de-là, cahin-caha, dis-je en regardant mes ongles. Voyage au Bout du N’importe Quoi, tu en as peut-être entendu parler ?

— Euh…

— Eh bien, c’est de moi. Je suis aussi l’auteur de L’Insoutenable Inutilité de l’Être et je prépare en ce moment Les Souffrances du jeune Marronnier…

— Elle est quand ta prochaine fête ? Tu m’enverras une invitation, hein ?

Certaines filles ont un tel regard de vache que vous avez soudain l’impression d’être un train de campagne. Mais il faut que je me force, si je sors avec elle Alice en crèvera, il faut tenir, coûte que coûte.

— Julie, tu sais, le principal intérêt du divorce, c’est qu’il permet de se laver les mains sans accrocher du savon au doigt…

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Ben, à cause de l’alliance.

— Ah… d’accord… T’es un marrant, toi.

— Tu as un fiancé en ce moment ?

— Non. Enfin, oui, plusieurs. Mais aucun de sérieux.

— Oui, comme moi.

— Mais non, toi tu es amoureux d’Alice.

— Oui, oui, mais c’est plus compliqué que ça. Je pense que mon problème, c’est que je tombe amoureux, mais n’arrive pas à le rester.

À cet instant précis, je me situe à une distance millimétrique de sa bouche « ourlée ». Je me demande s’il n’y a pas un peu de collagène dans sa lèvre supérieure. Je suis sur le point de conclure lorsqu’elle tourne le visage et me tend la joue. Veste.

Suffit. Assez de salades. Je me lève et l’abandonne sur son sofa. Pauvre créature, je comprends pourquoi les mecs la traitent comme un rasoir Bic. De toute façon, même si je sautais cette nana devant toi, Alice, tu t’en ficherais complètement (au contraire : ça t’exciterait). Je n’aime que toi, il va bien falloir que tu l’admettes, même si tu ne veux rien changer à ta vie. Il y a dans ta ville un mec qui t’aime et qui souffre, que tu le veuilles ou non. Te répéter cela sera ma meilleure façon de te faire céder. Je serai ton amant patient, torture calme, tentation immobile. Appelle-moi Tantale.

Quelques heures plus tard, tandis que je feuilletais une vieille édition de poche de Tendre est la nuit sur le carrelage de la cuisine, Julie flirtait avec un père et son fils, déclenchant une belle baston familiale. Je me pris encore une sacrée cuite ce week-end-là. Nous ne sommes pas sortis de chez Jean-Georges pendant trois jours. Uniquement nourris de Chipsters et de Four Roses. Nous n’avons écouté qu’un seul disque : Rubber Soul des Beatles. À un moment, il me semble bien que Julien a composé une chanson au piano. Moi, je ne me relevais toutes les trois heures que pour me remettre à boire, car, on a beau dire, le meilleur moyen de ne pas regretter quelque chose reste de l’oublier.

XXXVI

Free-lance

Je m’installe dans l’attente. Cela a le mérite de me calmer. Je remplis mon Désert des Tartares avec ce que je trouve. Ainsi, on vient par exemple de me briefer sur une recherche de « signature » pour un lancement de parfum féminin : Hypnose de David Copperfield, Las Vegas. C’est payé cinquante mille nouveaux francs (la moitié si l’idée n’est pas vendue). Il faut trouver une phrase courte, provocante, forte, qui dise à la fois le bénéfice consommateur et induise de manière positive la « reason why ». En clair, exprimer que ce parfum va permettre aux femmes (la cible) de séduire les hommes (la cible de la cible) mais pas pour une nuit seulement : pour une passion éternelle et durable, et ce grâce au savoir-faire de son fabricant. Je reviens après une semaine de réflexion et propose cette liste :

Au lieu de vous marier, portez Hypnose de Copperfield.

Hypnose de Copperfield. Ce n’est pas un parfum, c’est un tour de magie.

Hypnose de Copperfield. Parfum pour ce soir, et demain soir, et tous les autres soirs.

Hypnose de Copperfield. Il cache une histoire d’amour dans un double fond.

Portez Hypnose et laissez agir toute une vie.

Hypnose de Copperfield. Ce parfum est truqué.

Hypnose : le flacon qui rend amnésique.

Hypnose de Copperfield. Après, vous ferez semblant de ne plus vous souvenir.

La réunion se passe très mal. Personne n’est satisfait, pas même moi. Je les écoute, quitte Paris l’après-midi même pour Verbier (Suisse), une station de sports d’hiver du Valais. De là-bas, au bout de trois semaines de travail, je faxe le slogan que vous connaissez et qui a fait en une année de ce produit le leader mondial des fragrances vendues en « food » :

HYPNOSE DE COPPERFIELD.
SINON, L’AMOUR DURE TROIS ANS.

XXXVII

Un cynique à l’eau de rose

Je suis assis là, comme tous les soirs, au fond du même café, à chercher une solution. J’ai beau me répéter que je suis mort, je continue tout de même de vivre. J’ai failli mourir souvent : écrasé par une voiture (mais je l’ai évitée de justesse), tombé d’un immeuble (mais je me suis rattrapé aux branches), contaminé par un virus (mais j’ai mis une capote). Quel dommage. Mourir m’aurait pas mal arrangé. Avant ma descente aux enfers, la mort me faisait peur. Aujourd’hui elle me délivrerait. Je ne parviens même pas à comprendre pourquoi les gens sont si tristes de mourir. La mort nous réserve plus de surprises que la vie. Désormais j’attends le jour de ma mort avec impatience. Je serais ravi de quitter ce monde et de savoir enfin ce qu’il y a derrière. Ceux qui ont peur de la mort ne sont pas des gens curieux.