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Si notre histoire tourne court, je serai complètement blasé. Jamais je ne pourrai donner autant à quelqu’un d’autre. Finirai-je ma vie en baisant des putes de luxe et des cassettes vidéo ?

Il faut que ça marche.

Il faut que nous parvenions à passer le cap des trois ans. Je change d’avis toutes les secondes.

Peut-être faudrait-il que nous vivions séparés. La vie à deux, c’est trop usant.

Je n’ai pas de tabou ; l’échangisme ne me choque pas. Après tout, quitte à être cocu, autant l’organiser soi-même. L’union libre, c’est cela la solution : un adultère sous contrôle.

Non. Je sais : il faut que nous fassions un enfant, vite !

J’ai peur de moi. Le compte à rebours égrène ses journées de Damoclès. Dans trois jours cela fera trois ans que je vis avec Alice.

VI

Jour J — 2

L’erreur est de vouloir une vie immobile. On veut que le temps s’arrête, que l’amour soit éternel, que rien ne meure jamais, pour se prélasser dans une perpétuelle enfance dorlotée. On bâtit des murs pour se protéger et ce sont ces murs qui un jour deviennent une prison.

Maintenant que je vis avec Alice, je ne construis plus de cloisons. Je prends chaque seconde d’elle comme un cadeau. Je m’aperçois qu’on peut être nostalgique du présent. Je vis parfois des moments si merveilleux que je me dis : « Tiens ? Je vais regretter ce moment plus tard : il faut que je n’oublie jamais cet instant, pour pouvoir y repenser quand tout ira mal. » Je découvre que pour rester amoureux, il faut une part d’insaisissable en chacun. Il faut refuser la platitude, ce qui ne veut pas dire s’inventer des soubresauts artificiels et débiles, mais savoir s’étonner devant le miracle de tous les jours. Être généreux, et simple. On est amoureux le jour où l’on met du dentifrice sur une autre brosse à dents que la sienne.

Surtout, j’ai appris que pour être heureux, il faut avoir été très malheureux. Sans apprentissage de la douleur, le bonheur n’est pas solide. L’amour qui dure trois ans est celui qui n’a pas gravi de montagnes ou fréquenté les bas-fonds, celui qui est tombé du ciel tout cuit. L’amour ne dure que si chacun en connaît le prix, et il vaut mieux payer d’avance, sinon on risque de régler l’addition a posteriori. Nous n’avons pas été préparés au bonheur parce que nous n’avons pas été habitués au malheur. Nous avons grandi dans la religion du confort. Il faut savoir qui l’on est et qui l’on aime. Il faut être achevé pour vivre une histoire inachevée.

J’espère que le titre mensonger de ce livre ne vous aura pas trop exaspéré : bien sûr que l’amour ne dure pas trois ans ; je suis heureux de m’être trompé. Ce n’est pas parce que ce livre est publié chez Grasset qu’il dit nécessairement la vérité.

Je ne sais pas ce que le passé me réserve (comme disait Sagan), mais j’avance, dans la terreur émerveillée, car je n’ai pas d’autre choix, j’avance, moins insouciant qu’autrefois, mais j’avance quand même, j’avance malgré, j’avance et je vous jure que c’est beau.

Nous faisons l’amour dans l’eau translucide d’une crique déserte. Nous dansons sous des vérandas. Nous flirtons au bord d’une ruelle mal éclairée en buvant du Marqués de Cáceres. Nous n’arrêtons pas de manger. C’est la vraie vie, enfin. Quand je l’ai demandée en mariage, Alice a eu cette réponse pleine de tendresse, de romantisme, de finesse, de beauté, de douceur et de poésie :

— Non.

Après-demain, cela fera trois ans que je vis avec elle.

VII

Jour J — 1

Le soleil est inéluctable. Cela ne se voit peut-être pas mais j’ai mis des heures à trouver cette phrase. Les oiseaux piaillent, c’est comme ça que je m’aperçois qu’il fait jour. Même les oiseaux sont amoureux. C’était l’été où les Fugees avaient repris Killing me softly with his song de Roberta Flack et je savais que je m’en souviendrais.

— Tu sais, Marc, que demain ce sera l’anniversaire de nos trois ans ensemble ?

— Chut ! Tais-toi ! On s’en fiche, je ne veux pas le savoir !

— Moi je trouve ça mignon, je ne vois pas pourquoi tu devrais être désagréable.

— Je ne suis pas désagréable, simplement il faut que je travaille.

— Tu veux que je te dise ? Tu es un égoïste prétentieux, tu t’intéresses tellement qu’à toi que ça en devient écœurant.

— Pour pouvoir aimer quelqu’un d’autre, il faut d’abord s’aimer soi-même.

— Ton problème, c’est que tu t’aimes tellement qu’il n’y a plus de place pour personne d’autre !

Elle est partie sur mon scooter, soulevant derrière elle une traînée magique de poussière sur le chemin cahoteux. Je n’ai pas essayé de la rattraper. Quelques heures plus tard, elle est revenue et je lui ai demandé pardon en lui baisant les pieds. Je lui ai promis que nous ferions un barbecue en tête à tête pour fêter notre anniversaire. Les fleurs du jardin étaient jaunes et rouges. Je lui ai demandé :

— Dans combien de temps tu me quitteras ?

— Dans dix kilos.

— Eh ! J’y peux rien si le bonheur fait grossir !

Au même moment, à Paris, un artiste nommé Bruno Richard notait dans son Journal cette phrase : « Le bonheur, c’est le silence du malheur. » Il pouvait mourir tranquille après ça.

Demain cela fera trois ans que je vis avec Alice.

VIII

Jour J

La dernière journée de l’été est arrivée. La fin des haricots se fait sentir sur les plages de Formentera. Matilda est partie sans laisser d’adresse. Le vent se faufile dans les murets de pierre, et sous les pieds. Le ciel est inexorable. Les domaines du silence s’agrandissent, aux Baléares.

Épicure préconise de s’en tenir au présent, à la plénitude du plaisir simple. Faut-il préférer le plaisir au bonheur ? Plutôt que de se poser la question de la durée d’un amour, profiter de l’instant est-il le meilleur moyen de le prolonger ? Nous serons des amis. Des amis qui se tiennent par la main, qui bronzent en se roulant des patins, s’interpénètrent avec délicatesse contre le mur d’une villa en écoutant Al Green, mais des amis quand même. Une journée splendide a béni notre anniversaire. À la plage nous avons nagé, dormi, heureux de chez Heureux. Le barman italien du petit kiosque m’a reconnu :

— Hello, my friend Marc Marronnier !

Je lui ai répondu :

— Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.

Il n’a rien entendu à cause de la musique qu’il diffuse à tue-tête. Nous avons partagé un melon et une glace. J’ai remis ma montre. J’étais enfin devenu moi-même, réconcilié avec la Terre et le temps.