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La seule question en amour, c’est : à partir de quand commence-t-on à mentir ? Êtes-vous toujours aussi heureux de rentrer chez vous pour retrouver la même personne qui vous attend ? Quand vous lui dites « je t’aime », est-ce que vous le pensez toujours ? Il y aura bien — c’est fatal — un moment où vous vous forcerez. Où vos « je t’aime » n’auront plus le même goût. Pour moi, le déclic, ça a été le rasage. Je me rasais tous les soirs pour ne pas piquer Anne en l’embrassant la nuit. Et puis, un soir — elle dormait déjà (j’étais sorti sans elle jusqu’au petit jour, typiquement le genre de comportement minable que l’on se permet avec l’excuse du mariage) — je ne me suis pas rasé. Je pensais que ce n’était pas grave, puisqu’elle ne s’en rendrait pas compte. Alors que cela signifiait simplement que je ne l’aimais plus.

Quand on divorce on achète toujours La Séparation de Dan Franck. La première scène est émouvante : pendant une pièce de théâtre, l’homme s’aperçoit que sa femme ne l’aime plus car elle retire sa main de la sienne. Il tente de la reprendre mais elle l’enlève à nouveau. Je me disais : quelle salope ! Pourquoi autant de cruauté ? Ce n’est pourtant pas compliqué de laisser sa main dans la main de son mari, merde ! Jusqu’au jour où la même chose m’est arrivée. Je me suis mis à repousser la main d’Anne sans arrêt. Elle me prenait gentiment la main, ou le bras, ou bien posait sa main sur ma cuisse quand nous regardions la télé, et moi que voyais-je ? Une main molle, blanchâtre, avec la consistance d’un gant Mappa. Je frissonnais de dégoût. C’était comme si elle posait un poulpe sur moi. Je culpabilisais : mon Dieu, comment en étais-je arrivé là ? J’étais devenu la salope du livre de Dan Franck. Elle insistait pour mêler ses doigts aux miens. Je me forçais, sans parvenir à réprimer une grimace. Je me levais d’un bond, soi-disant pour aller pisser, en réalité juste pour fuir cette main. Puis je revenais sur mes pas, pris de remords, et je regardais sa main que j’avais aimée. Sa main que je lui avais demandée devant Dieu. Sa main que, trois ans plus tôt, j’aurais donné ma vie pour tenir ainsi. Et je ne ressentais que haine de moi, honte d’elle, indifférence, envie de chialer. Et je serrais contre mon cœur cette pieuvre molle, puis je lui faisais un baisemain mouillé de tristesse et de dépit.

L’amour est fini quand il n’est plus possible de revenir en arrière. C’est comme ça qu’on s’en rend compte : de l’eau a coulé sous les ponts, l’incompréhension règne ; on a rompu sans même s’en apercevoir.

XIII

Flirting with disaster

Cette nuit, dans le cours de ma virée, un pote est venu me parler (je ne me souviens plus qui, ni quand, et encore moins où).

— Pourquoi fais-tu la gueule ? m’a-t-il demandé.

Je me souviens lui avoir juste répondu :

— Parce que l’amour dure trois ans.

Apparemment, cela a fait son effet : le type s’est éclipsé. Du coup, je ressers cette réplique partout où j’apparais. Dès que j’ai l’air triste et qu’on me demande pourquoi, je rétorque, de but en blanc :

— Parce que l’amour dure trois ans.

Je trouve ça d’un chic fou. À la longue, je me dis même que ça ferait peut-être un bon titre de livre.

L’amour dure trois ans. Même si vous êtes marié depuis quarante ans, au fond de vous-même, avouez que vous savez très bien que c’est vrai. Vous voyez très bien à quoi vous avez renoncé ; à quel moment vous avez abdiqué. Le jour fatidique où vous avez cessé d’avoir peur.

Entendre que l’amour dure trois ans n’est pas agréable ; c’est comme un tour de magie raté, ou comme quand le réveil sonne au milieu d’un rêve érotique. Mais il faut briser le mensonge de l’amour éternel, fondement de notre société, artisan du malheur des gens.

Après trois ans, un couple doit se quitter, se suicider, ou faire des enfants, ce qui sont trois façons d’entériner sa fin.

On nous dit souvent qu’au bout d’un certain temps, la passion devient « autre chose », de plus solide et plus beau. Que cette « autre chose », c’est l’Amour avec un grand « A », un sentiment certes moins excitant, mais aussi moins immature. J’aimerais être bien clair : cette « autre chose » m’emmerde, et si c’est cela l’Amour, alors je laisse l’Amour aux paresseux, aux découragés, aux gens « mûrs » qui se sont engoncés dans leur confort sentimental. Moi, mon amour il a un petit « a » mais de grandes envolées ; il ne dure pas très longtemps mais au moins, quand il est là on le sent passer. Leur « autre chose » en quoi ils voudraient transformer l’amour ressemble à une théorie inventée pour pouvoir se contenter de peu, et se rassurer en clamant qu’il n’y a rien de mieux. Ils me font penser aux jaloux qui rayent les portes des voitures de luxe parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’en offrir une. Fin de soirée apocalyptique. Envie d’en finir avec la boule dans le ventre.

Vers cinq heures du matin, je téléphone à Adeline H., c’est dire si je vais mal. J’ai son numéro perso. C’est elle qui décroche :

« Allô ? Allô ? Qui est à l’appareil ? »

Voix rauque. Je la réveille. Pourquoi n’a-t-elle pas mis son répondeur ? Je ne sais pas quoi lui dire.

« Euh… Excuse-moi de te réveiller… je voulais juste te dire bonsoir… »

« C’EST QUI ? T’ES DINGUE OU QUOI, PUTAIN ? ! »

Je raccroche. Assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains, j’hésite entre la boîte de Lexomil et la pendaison : et pourquoi pas les deux ? Je n’ai pas de corde, mais plusieurs cravates Paul Smith attachées entre elles feront bien l’affaire. Les tailleurs anglais choisissent toujours des matières très résistantes. Je colle un Post-It sur la télé :

« TOUT HOMME ENCORE EN VIE
APRÈS 30 ANS EST UN CON ».

J’ai bien fait de louer un appartement avec poutres apparentes. Il suffit de monter sur cette chaise, là, comme ceci, puis de boire le verre de Coca-Cola contenant les anxiolytiques écrasés. Après, on passe la tête dans le nœud coulant, et au moment où l’on s’endort, logiquement, c’est pour ne plus se réveiller.

XIV

Résurrection provisoire

Si on se réveille. On ouvre un œil puis l’autre, on a doublement mal au crâne, à cause de la gueule de bois mais aussi d’une énorme bosse en phase de développement accéléré sur le haut du front. C’est l’après-midi, et l’on se sent très ridicule avec cet enchevêtrement de cravates autour du cou, allongé au pied d’une chaise renversée et d’une femme de ménage debout.

— Bonjour Carmelita… Je… J’ai dormi longtemps ?

— Pouviez-vous vous poussi s’il vo pli Missieu ce pour passé l’achpirador s’il vo pli Missieu ?

Ensuite, on trouve un mot sur sa télé :

« TOUT HOMME ENCORE EN VIE
APRÈS 30 ANS EST UN CON »

et on est épaté par ce don de prémonition.

Pauvre chéri. Ça veut plaire à toutes les jolies filles et ça déprime pour un simple divorce. Il fallait y penser plus tôt. Maintenant je n’ai plus que ma douleur pour me tenir compagnie. Quelle perte de temps aussi que de vouloir se tuer, quand on est déjà mort.