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Les suicidaires sont vraiment des gens invivables. Anne m’a rendu la liberté, et voici que je lui en veux. Je lui en veux de me laisser face à moi-même. Je lui en veux de m’autoriser à repartir de zéro. Je lui en veux de m’obliger à prendre mes responsabilités. Je lui en veux de m’avoir poussé à écrire ce paragraphe. J’ai souffert d’être enfermé, et maintenant je souffre d’être libre. C’est donc cela, la vie d’adulte : construire des châteaux de sable, puis sauter dessus à pieds joints, et recommencer l’opération, encore et encore, alors qu’on sait bien que l’océan les aurait effacés de toute façon ?

J’ai les paupières lourdes comme la nuit qui tombe. Cette année, j’ai beaucoup vieilli. À quoi reconnaît-on qu’on est vieux ? À ce qu’on va mettre trois jours à récupérer de cette cuite. À ce qu’on rate tous ses suicides. À ce qu’on est rabat-joie dès qu’on rencontre des plus jeunes. Leur enthousiasme nous énerve, leurs illusions nous fatiguent. On est vieux quand on a dit la veille à une demoiselle née en 1976 : « 76 ? Je m’en rappelle, c’était l’année de la sècheresse. »

N’ayant plus d’ongles à ronger, je décide de sortir dîner.

XV

Le mur des lamentations (suite)

J’ai beau savoir que l’amour est impossible, je suis sûr que dans quelques années, je serai fier d’y avoir cru. Personne ne pourra jamais nous enlever ça, à Anne et moi : nous y avons cru, en toute sincérité. Nous avons foncé tête baissée dans une muleta en béton armé. Ne riez pas. Personne ne se moque de Don Quichotte qui attaquait pourtant des moulins à vent comme un débile barbichu.

Longtemps, mon seul but dans la vie était de m’autodétruire. Puis, une fois, j’ai eu envie de bonheur. C’est terrible, j’ai honte, pardonnez-moi : un jour, j’ai eu cette vulgaire tentation d’être heureux. Ce que j’ai appris depuis, c’est que c’était la meilleure manière de me détruire. Au fond, sans le faire exprès, je suis un garçon cohérent.

Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté ce dîner chez Jean-Georges. Je n’ai toujours pas faim. J’ai toujours mis un point d’honneur à attendre d’avoir faim pour manger. L’élégance, c’est ça : manger quand on a faim, boire quand on a soif, baiser quand on bande. Mais bon, je ne vais pas attendre d’être mort d’inanition pour voir mes copains. Jean-Georges aura sûrement encore invité la même bande de malades sublimes, mes meilleurs amis. Personne ne parlera de ses problèmes car chacun saura que les autres en ont autant. On changera de sujet pour tromper le désespoir.

J’avais tort. Jean-Georges est seul chez lui. Il veut m’entendre. Il m’attrape par le col et me secoue comme un parcmètre n’imprimant pas le ticket horodateur après avoir avalé sa pièce de dix balles.

— Hier soir, je t’ai demandé pourquoi tu tirais la tronche et tu m’as répondu que l’amour durait trois ans. Non mais tu te fous de ma gueule ou quoi ? Tu te crois dans un de tes bouquins ? Je vois très bien que ton divorce n’a rien à voir là-dedans ! Alors maintenant, ça suffit les conneries, tu me parles, oui ou merde ? Sinon, à quoi je sers, moi ?

Je baisse les yeux pour cacher qu’ils s’embuent. Je fais semblant d’être enrhumé pour pouvoir renifler. Je bredouille :

— Euh… Mais non, vraiment, je ne vois pas ce que tu veux dire…

— Arrête. C’est qui ? Je la connais ?

Alors, à voix basse, le cœur gros, les pieds en dedans, je passe aux aveux :

— Elle s’appelle Alice.

XVI

Veux-tu être mon harem ?

Alors voilà ; Marc et Alice se sont mariés il y a trois ans. L’embêtant, c’est qu’ils ne se sont pas mariés ensemble.

Marc a épousé Anne, et Alice s’est mariée avec Antoine. C’est ainsi : la vie s’arrange toujours pour compliquer les choses — ou bien est-ce nous qui recherchons la complication ?

C’est la photo d’Alice qu’Anne a découverte à Rio. Un ravissant Polaroid d’Alice en bikini sur une plage italienne, près de Rome. À Fregene, pour être précis.

Alice et moi avons eu une « liaison extraconjugale ». C’est ainsi qu’on appelle les plus belles passions romantiques, à notre époque. Des gens meurent d’amour tous les jours pour des « liaisons extraconjugales ». Ce sont souvent des femmes que vous croisez dans la rue. Elles n’ont l’air de rien car elles cachent en elles ce secret, mais quelquefois vous les verrez pleurer sans raison devant un mauvais feuilleton, ou sourire d’une façon magnifique dans le métro et alors, alors vous saurez de quoi je parle. Souvent, la situation est bancale : une femme célibataire aime un homme marié, il ne veut pas quitter sa femme, c’est affreux, abject, banal. Là, nous étions tous les deux mariés quand nous nous sommes rencontrés. L’équilibre était presque parfait. Seulement, j’ai craqué le premier : c’est moi qui divorce, alors qu’Alice n’en a pas du tout l’intention. Pourquoi quitterait-elle son mari pour un dingue qui crie sur les toits que l’amour dure trois ans ?

Je devrais lui dire que je ne le pense pas vraiment mais ce serait mentir. Or, j’en ai assez de mentir. J’en ai assez de ma double vie. La polygamie est entièrement légale en France : il suffit d’être doué pour le mensonge. Il n’est pas très sorcier d’avoir plusieurs femmes. Cela demande seulement un peu d’imagination et beaucoup d’organisation. Je connais plein de mecs qui ont un harem, en France, en plein 1995. Chaque soir, ils choisissent celle qu’ils vont appeler, et le pire c’est qu’elle accourt, la pauvre élue. Pour faire ça, il faut être diplomate et hypocrite, ce qui revient à peu près au même. Mais moi j’en ai marre. Je n’en peux plus. Déjà que je suis schizophrène dans ma vie professionnelle, je refuse de le devenir dans ma vie sentimentale. Je trouve que ce serait beau, de ne faire qu’une seule chose à la fois, pour une fois.

Résultat : de nouveau seul.

L’amour est une catastrophe magnifique : savoir que l’on fonce dans un mur, et accélérer quand même ; courir à sa perte, le sourire aux lèvres ; attendre avec curiosité le moment où cela va foirer. L’amour est la seule déception programmée, le seul malheur prévisible dont on redemande. Voilà ce que j’ai dit à Alice, avant de la supplier à genoux de partir avec moi — en vain.

XVII

Dilemmes

Un jour, le malheur est entré dans ma vie et moi, comme un con, je n’ai plus jamais réussi à l’en déloger.

L’amour le plus fort est celui qui n’est pas partagé. J’aurais préféré ne jamais le savoir, mais telle est la vérité : il n’y a rien de pire que d’aimer quelqu’un qui ne vous aime pas — et en même temps c’est la chose la plus belle qui me soit jamais arrivée. Aimer quelqu’un qui vous aime aussi, c’est du narcissisme. Aimer quelqu’un qui ne vous aime pas, ça, c’est de l’amour. Je cherchais une épreuve, une expérience, un rendez-vous avec moi-même qui puisse me transformer : malheureusement, j’ai été exaucé au-delà de mes espérances. J’aime une fille qui ne m’aime pas, et je n’aime plus celle qui m’aime. J’utilise les femmes pour me détester moi-même.

« Fan-Chiang demanda :

— Qu’est-ce que l’amour ?

Le maître dit :

— Donner plus de prix à l’effort qu’à la récompense, cela s’appelle l’amour. » (Confucius)

Merci, fourbe oriental, mais moi je ne cracherais pas non plus sur la récompense. En attendant, je suis abandonné. Dès qu’Alice a appris que ma femme m’avait quitté, elle a pris peur et fait marche arrière. Plus de coups de fil, plus de messages sur la boîte vocale 3672, ni de numéros de chambres d’hôtel sur le répondeur du Bi-Bop (Le Bi-Bop et le 3672 Mémophone furent des inventions technologiques de France Telecom exclusivement destinées à favoriser l’adultère, dans le but de se faire pardonner la cafteuse touche « Bis » et les nombreux deals de drogue effectués grâce au « Tatoo »). Je suis comme une petite maîtresse collante qui attend que son homme marié se souvienne de son petit cul. Moi qui n’affectionnais que les larges avenues, je me retrouve « back street ». Une seule question me taraude sans cesse et résume toute mon existence :