Tous mes soucis viennent de mon incapacité puérile à renoncer à la nouveauté, d’un besoin maladif de céder à l’attrait des mille possibilités incroyables que réserve l’avenir. C’est fou comme ce que je ne connais pas m’excite plus que ce que je connais déjà. Mais suis-je anormal ? Ne préférez-vous pas lire un livre que vous n’avez pas lu, voir une pièce de théâtre que vous ne connaissez pas par cœur, élire n’importe qui Président plutôt que celui qui était là avant ?
Mes meilleurs souvenirs avec Anne datent d’avant notre mariage. Le mariage est criminel car il tue le mystère. Vous rencontrez une créature envoûtante, vous l’épousez et soudain la créature envoûtante s’est volatilisée : c’est devenu votre femme. VOTRE femme ! Quelle insulte, quelle déchéance pour elle ! Alors que ce qu’on devrait chercher sans relâche, toute sa vie durant, c’est une femme qui ne vous appartienne jamais ! (De ce côté-là, avec Alice, j’allais être servi.)
Tout le problème de l’amour, me semble-t-il, est là : pour être heureux on a besoin de sécurité alors que pour être amoureux on a besoin d’insécurité. Le bonheur repose sur la confiance alors que l’amour exige du doute et de l’inquiétude. Bref, en gros, le mariage a été conçu pour rendre heureux, mais pas pour rester amoureux. Et tomber amoureux n’est pas la meilleure manière de trouver le bonheur ; si tel était le cas, depuis le temps, cela se saurait. Je ne sais pas si je suis très clair, mais je me comprends : ce que je veux dire, c’est que le mariage mélange des trucs qui ne vont pas bien ensemble.
En rentrant à Paris, je n’avais plus les mêmes yeux. Anne était tombée de son piédestal. Nous fîmes l’amour sans conviction. Ma vie était en train de basculer. Vous voyez le 35e dessous ? Eh bien moi, je venais d’emménager à l’étage inférieur.
Il n’y a pas d’amour heureux.
Il n’y a pas d’amour heureux.
IL N’Y A PAS D’AMOUR HEUREUX.
Combien de fois faudra-t-il te le répéter avant que ça te rentre bien dans le crâne, Ducon ?
XX
Tout fout le camp
Quand une jolie fille vous regarde comme Alice m’avait regardé, il y a deux possibilités : ou bien c’est une allumeuse et vous êtes en danger ; ou bien ce n’est pas une allumeuse et vous êtes encore plus en danger.
J’étais une huître peinarde dans son confort hermétiquement clos, et tout d’un coup, voilà-t-y pas qu’Alice me cueillait, m’ouvrait la gueule et m’aspergeait de citron.
— Seigneur, ne cessais-je de me répéter, faites que cette fille aime son mari, parce que sinon, je suis dans la merde !
Je n’ai pas donné signe de vie à Alice. J’espérais que le temps effacerait ce pincement au cœur. J’avais raison : le temps estompa mes sentiments, mais pas ceux que j’aurais voulu. C’est Anne qui en faisait les frais, à mon grand dam. Il y a beaucoup de tristesse sur terre, mais il est difficile de surpasser celle qui envahit une femme quand elle sent que l’amour qu’on lui portait s’en va, oh tout doucement, pas du jour au lendemain, non, mais irrésistiblement, comme le sable du sablier. Une femme a besoin qu’un homme l’admire pour s’épanouir, du moins c’est ainsi que je vois les choses. Une fleur a besoin de soleil. Anne se fanait sous mes yeux absents. Qu’y pouvais-je ? Le mariage, le temps, Alice, le monde, la ronde des planètes, les pulls moulants noirs, l’Europe de Maastricht, tout semblait se liguer contre notre couple innocent.
Je quittais ma femme, et pourtant c’est à moi-même que je disais au revoir. Le plus dur ne serait pas de quitter Anne mais de renoncer à la beauté de notre histoire. Je me sentais comme toute personne qui abandonne un projet trop ambitieux pour être possible : à la fois déçu et soulagé.
XXI
Points d’interrogation
Quand je rencontre un ami dans la rue, cela donne de plus en plus souvent ceci :
— Tiens ! Salut, ça va ?
— Non, et toi ?
— Non plus.
— Bon alors, à bientôt.
— Salut.
Ou c’est un copain qui me raconte une blague :
— Tu connais la différence entre l’amour et l’herpès ?
— …
— Allez… Cherche… Tu devines pas ?
— …
— C’est pourtant facile : l’herpès dure toute la vie.
— …
Je ne ris pas. Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans. J’ai dû perdre mon sens de l’humour en cours de route.
Il est assez exaspérant de s’apercevoir que l’on a les mêmes interrogations que tout le monde. C’est une leçon de modestie.
Ai-je raison de quitter quelqu’un qui m’aime ?
Suis-je une ordure ?
À quoi sert la mort ?
Vais-je faire les mêmes conneries que mes parents ?
Peut-on être heureux et, si oui, à quelle heure ?
Est-il possible de tomber amoureux sans que cela finisse dans le sang, le sperme et les larmes ?
Ne pourrais-je pas gagner beaucoup plus d’argent en travaillant beaucoup moins ?
Quelle marque de lunettes de soleil faut-il porter à Formentera ?
Après quelques semaines de scrupules et de tortures, j’en vins à la conclusion suivante : si votre femme est en train de devenir une amie, il est temps de proposer à une amie de devenir votre femme.
XXII
Retrouvailles
La deuxième fois que j’ai vu Alice, c’était à un anniversaire quelconque dont la description nous ferait perdre du temps. Grosso modo, une amie d’Anne venait de vieillir d’un an et trouvait utile de célébrer l’événement. Quand j’ai reconnu la silhouette souple d’Alice (sa peau fragile bien qu’élastique), j’étais en train de servir une coupe de Champagne à Anne. J’ai continué de remplir sa coupe un peu plus haut que le bord, inondant la nappe. Alice trinquait avec son mari. Mon visage a viré au grenat. J’ai avalé mon whisky cul sec. J’ai été obligé de regarder mes pieds pour parvenir à marcher sans trébucher. Cela m’a permis de cacher mon rougissement derrière mes cheveux. Fuyant mon épouse, je me suis rué aux chiottes pour vérifier ma coiffure, mon rasage, enlever mes lunettes, épousseter les pellicules sur mes épaules, arracher un poil qui dépassait de ma narine gauche. Que faire ? Ignorer Alice ? Pour draguer les jolies filles il ne faut pas leur parler, faire comme si elles n’existaient pas. Mais si elle s’en allait ? Ne plus revoir Alice m’était déjà un supplice. Il fallait donc lui parler sans lui parler. Je suis revenu dans le salon, pour repasser devant Alice en faisant semblant de ne pas la voir.
— Marc ! Tu ne me dis plus bonjour ?
— Oh ! Alice ! ça alors ! Excuse-moi, je ne t’avais pas reconnue ! Je » suis… content… de… te… revoir…
— Moi aussi ! Tu vas bien ?
Elle était mondaine, indifférente et cauchemardesque, le regard ailleurs.
— Tu te souviens d’Antoine, mon mari ?
Poignée de mains congelée.
— Tu ne nous présentes pas ta femme ?
— Ben… Elle est partie dans la cuisine pour planter les bougies sur le gâteau…
Pile comme je finissais ma phrase, les lumières s’éteignirent, les joyeux anniversaires furent entonnés, et Alice disparut dans l’adversité.
Je la vis prendre la main d’Antoine et ils s’éloignèrent comme sur un tapis roulant, tandis que la maîtresse de maison riait de son vieillissement, sous les applaudissements de copines de la même classe d’âge.