— « As-tu déjà été touchée par un tasp ? Ça ne me regarde pas, bien sûr. »
Teela eut un sourire de dérision pour sa délicatesse. « Oui. J’en connais l’effet. Un instant de… ah ! C’est impossible à décrire. Mais on n’utilise pas un tasp sur soi-même ; on l’utilise sur quelqu’un qui ne s’y attend pas. Et c’est là que ça devient drôle. La police arrête continuellement des taspeurs dans les parcs. »
— « Vos tasps », remarqua Nessus, « induisent moins d’une seconde de courant. Le mien en induit environ dix secondes. »
L’effet sur Parleur-aux-Animaux avait dû être formidable. Mais Louis y voyait d’autres implications. « Oh ! Mais c’est fantastique. C’est merveilleux ! Qui d’autre qu’un Marionnettiste utiliserait une arme qui produit sur l’ennemi un effet agréable ? »
— « Qui d’autre qu’un orgueilleux très évolué craindrait l’excès de plaisir ? Le Marionnettiste a parfaitement raison », dit Parleur-aux-Animaux. « Je ne veux pas risquer le tasp à nouveau. Trop de chocs feraient de moi l’esclave consentant du Marionnettiste. Moi, un Kzin, esclave d’un herbivore ! »
— « Embarquons sur le Long Shot », conclut Nessus avec grandeur. « Nous avons perdu assez de temps en futilités. »
Louis monta le premier à bord du Long Shot.
Il ne fut pas surpris lorsque ses pieds esquissèrent un pas de danse sur la surface rocheuse de Néréide. Il savait comment se déplacer sous une faible pesanteur. Mais son subconscient avait stupidement escompté un changement de gravité dans le sas du Long Shot. Paré pour une transition qui ne se produisit pas, il trébucha et faillit tomber.
« Je sais qu’ils utilisaient autrefois la gravité artificielle », grommela-t-il en entrant dans la cabine. « … Oh ! »
L’aménagement de la cabine était vraiment primitif. Il y avait partout des angles vifs où se cogner les coudes et les genoux. Tout était plus volumineux qu’il n’eût fallu. Les cadrans étaient mal placés…
Mais, plus que primitive, la cabine était petite. Le Long Shot avait été construit sous gravité artificielle ; pourtant, même dans un vaisseau large de trois cents mètres, il n’y avait pas eu assez de place pour les appareils nécessaires. Il y en avait à peine pour un pilote.
Le tableau de bord, un indicateur de masse, une autocuisine et un espace, derrière la couchette, où un Homme pouvait se rencogner, la tête baissée à cause du plafond bas.
Louis se ramassa dans cet espace et ouvrit l’épée variable du Kzin à un mètre.
Parleur-aux-Animaux monta à bord, avec des mouvements volontairement ralentis. Il passa près de Louis sans s’arrêter et grimpa dans le compartiment supérieur.
Celui-ci avait été prévu pour la détente du pilote lorsqu’il était seul à bord. Des appareils d’exercice et un écran de lecture en avaient été retirés pour faire place à trois couchettes anti-g supplémentaires. Parleur s’installa dans l’une d’elles.
Louis l’avait suivi, se tenant aux barreaux d’une seule main, l’autre maintenant l’épée variable en évidence. Il referma le couvercle sur la couchette du Kzin et actionna un interrupteur.
La couchette anti-g devint pareille à un miroir en forme d’œuf. À l’intérieur, le temps cesserait de s’écouler jusqu’au moment où Louis couperait le champ de stase. En cas de collision avec un astéroïde d’antimatière, la coque des Produits Généraux elle-même ne serait plus que de la vapeur ionisée ; mais la couchette anti-g du Kzin garderait intact son poli de miroir.
Louis se détendit. Tout cela avait ressemblé à une sorte de danse rituelle ; mais les motifs en étaient réels. Le Kzin avait de bonnes raisons de voler le vaisseau, et le tasp ne les avait en rien diminuées. Il ne fallait laisser à Parleur aucune nouvelle chance.
Louis retourna dans le poste de pilotage. Il utilisa le circuit de transmission du vaisseau pour appeler les autres.
Quelque cent heures plus tard, Louis Wu était sorti du système solaire.
5. ROSACE
Il existe certaines singularités, dans les mathématiques de l’hyperespace. Dans l’univers einsteinien, chaque masse assez importante est entourée d’une telle singularité. À l’extérieur de celle-ci, un vaisseau peut se déplacer plus vite que la lumière. À l’intérieur, il disparaîtrait s’il tentait de le faire.
Le Long Shot, à près de huit heures-lumière de Sol, était maintenant sorti de la singularité locale de celui-ci.
Et Louis Wu était en apesanteur.
La tension tiraillait ses gonades, sa poitrine était oppressée et son estomac prêt à réagir violemment. Ces sensations seraient passagères. Il éprouvait aussi un besoin paradoxal de voler…
Il avait souvent volé en apesanteur, dans l’énorme bulle de l’Outbound Hôtel qui tournait autour de la Lune. Mais ici, le moindre battement de bras aurait détruit un organe vital dans la cabine.
Il avait décidé de sortir du système solaire sous une accélération de deux gravités seulement. Pendant quatre jours, il avait travaillé, mangé et dormi sur la couchette de pilotage. En dépit des aménagements excellents de la couchette, il était sale et hirsute ; et, malgré cinquante heures de sommeil, il était épuisé.
Son avenir s’était un peu assombri. Pour lui, l’expédition se déroulerait sous le signe de l’inconfort.
Le ciel profond de l’espace n’était pas très différent du ciel nocturne de la Lune. Dans le système solaire, les planètes n’apportent que peu à la vision naturelle. Une étoile particulièrement brillante flamboyait au sud galactique ; cette étoile était Sol.
Louis actionna les commandes gyroscopiques. Le Long Shot pivota et les étoiles défilèrent sous ses pieds.
Vingt-sept, trois cent douze, mille — Nessus lui avait communiqué les coordonnées avant que Louis ne referme sur lui le couvercle de sa couchette. C’était l’emplacement de la migration marionnettiste. Et Louis venait de remarquer que ce n’était dans la direction d’aucun des Nuages de Magellan. Le Marionnettiste lui avait menti.
Pourtant, c’était bien à environ deux cents années-lumière. Et la direction suivait l’axe galactique. Peut-être les Marionnettistes avaient-ils choisi de sortir par le chemin le plus court, puis de voyager au-dessus du plan de la galaxie pour atteindre le Petit Nuage. Ils éviteraient ainsi les débris interstellaires : soleils, nuages de particules, concentration d’hydrogène…
Ça n’avait pas grande importance. Tel un pianiste prêt à attaquer un concert, Louis éleva les mains au-dessus du tableau de bord.
Il les posa.
Le Long Shot disparut.
Louis détourna les yeux du plancher transparent. Il avait cessé de se demander pourquoi aucune fermeture n’obturait tout cet espace béant. La vue du Point Aveugle avait rendu fou des hommes courageux ; mais il y avait ceux qui pouvaient le supporter. Le pilote du Long Shot avait dû être de ceux-là.
Il porta son regard sur l’indicateur de masse : une sphère transparente au-dessus du tableau de bord, avec un certain nombre de lignes bleues irradiant du centre. Malgré l’étroitesse de la cabine, celui-ci était particulièrement gros. Louis se recula pour observer les lignes.
Elles changeaient à vue d’œil. Il en fixa une et la suivit dans un lent balayage de la surface sphérique. C’était inhabituel et inquiétant. Aux vitesses hyperspatiales courantes, les lignes restaient fixes pendant des heures.
Louis pilotait avec la main gauche sur le bouton de secours.