Une rosace de Kemplerer. Comme c’était curieux…
Prenez au moins trois masses égales. Posez-les aux sommets d’un polygone régulier et imprimez-leur des vitesses angulaires égales par rapport à leur centre de gravité.
La figure possède alors un équilibre stable. Les orbites des masses peuvent être circulaires ou elliptiques. Une autre masse peut occuper le centre de gravité de la figure, ou celui-ci peut être laissé vide ; c’est sans importance. La figure est stable, comme deux points troyens.
Mais s’il existe plusieurs façons selon lesquelles une masse peut être facilement capturée par un point troyen (les astéroïdes troyens sur l’orbite de Jupiter, par exemple), il est moins facile pour cinq masses de former accidentellement une rosace de Kemplerer.
« C’est fantastique », murmura Luis Wu. « Unique. Personne n’a jamais découvert une rosace de Kemplerer… » Sa voix se perdit.
Ici, entre les étoiles, qu’est-ce qui pouvait bien illuminer ces objets ?
« Oh non ! Vous ne pouvez pas avoir… » S’écria-t-il soudain. « Vous ne me ferez jamais croire ça ! Pour quelle sorte d’idiot me prenez-vous ? »
— « Que vous refusez-vous à croire, Louis ? »
— « Vous savez tanj bien ce que je refuse de croire ! »
— « Comme vous voulez. Mais c’est notre destination, Louis. Si vous nous amenez à portée, un vaisseau viendra à notre rencontre. »
Le vaisseau de rendez-vous était une coque Taille 3, un cylindre aux bouts arrondis et au ventre aplati, peint d’un rose surprenant et dépourvu de baies. On ne voyait aucune ouverture pour les propulseurs. Ceux-ci ne devaient pas être mus par réaction : des servo-propulseurs d’un modèle humain, ou quelque chose de plus avancé.
Sur l’ordre de Nessus, Louis laissa l’autre vaisseau opérer les manœuvres. En utilisant seulement les propulseurs à fusion, il eût fallu au Long Shot des jours pour égaler la vitesse de la « flotte » marionnettiste. Le vaisseau des Marionnettistes l’avait réalisé en moins d’une heure ; il s’était matérialisé près du Long Shot, et son tube de transfert, pareil à un serpent de verre, s’approchait déjà de leur sas.
Le transfert allait présenter un problème. Il n’y avait pas assez de place pour sortir de stase tout l’équipage à la fois. De plus, ce serait pour Parleur la dernière chance de tenter une autre attaque.
« Pensez-vous qu’il obéisse à mon tasp, Louis ? »
— « Non. Je pense qu’il est prêt à risquer une autre dose pour s’emparer du vaisseau. Je vais vous dire ce que nous devrions faire… »
Ils déconnectèrent les commandes des moteurs à fusion du Long Shot. Rien que le Kzin ne puisse réparer lui-même, avec un peu de temps et l’intuition mécanique qu’il devait posséder. Mais il n’en aurait pas le temps…
Louis regarda le Marionnettiste s’éloigner dans le tube. Nessus emportait la tenue spatiale de Parleur. Il gardait les yeux fermés ; ce qui était dommage, car la vue était magnifique.
« Apesanteur », dit Teela quand il ouvrit sa couchette anti-g. « Je ne me sens pas tellement bien. Il vaut mieux que tu m’aides, Louis. Que se passe-t-il ? Sommes-nous arrivés ? »
Louis lui donna quelques détails tout en la conduisant jusqu’au sas. Elle écoutait, mais il devina qu’elle était concentrée sur le creux de son estomac. Elle paraissait vraiment mal à l’aise. « L’autre vaisseau est sous gravité », la rassura-t-il.
Il lui montra la minuscule rosace maintenant visible à l’œil nu, un pentagone de cinq étoiles blanches. Elle tourna vers lui des yeux interrogateurs. Le mouvement perturba ses canaux semi-circulaires ; et Louis vit son expression changer au moment où elle s’engouffra dans le sas.
Les rosaces de Kemplerer étaient une chose. Le mal de l’apesanteur en était une autre. Louis la regarda disparaître sur un fond d’étoiles inconnues.
Dès que le couvercle de la couchette du Kzin fut ouvert, Louis le prévint : « Ne faites aucun geste brusque. Je suis armé. »
Le visage orange du Kzin resta impassible. « Sommes-nous arrivés ? »
— « Oui. J’ai déconnecté les propulseurs à fusion. Vous n’auriez jamais le temps de les reconnecter. Nous sommes sous le feu de deux gros lasers à rubis. »
— « Supposez que je m’enfuie en hyperpropulsion ? Non, impossible. Nous devons nous trouver dans une singularité. »
— « Attendez-vous à une surprise. Nous sommes dans cinq singularités ! »
— « Cinq ? Vraiment ? Mais les lasers étaient un mensonge, Louis. Vous devriez avoir honte ! »
Néanmoins, le Kzin quitta tranquillement sa couchette. Louis le suivit, l’épée variable à la main. Dans le sas, le Kzin s’immobilisa à la vue du pentagone d’étoiles qui approchait.
Il aurait pu difficilement avoir une meilleure vue.
Le Long Shot, approchant en hyperpropulsion, s’était arrêté à une demi-heure-lumière en avant de la « flotte » marionnettiste : un peu moins que la distance moyenne Terre-Jupiter. Mais la « flotte » se déplaçait à une vitesse terrifiante, suivant sa propre lumière de près, de sorte que celle qui atteignait le Long Shot venait de beaucoup plus loin. Quand le Long Shot s’était arrêté, la rosace était encore invisible. Elle était à peine visible quand Teela était sortie du sas. Maintenant, sa taille était énorme, et elle s’accroissait à une allure effarante.
Un pentagone de cinq points bleu pâle qui s’élargissait dans le ciel, grandissait, déferlait…
En un éclair, le Long Shot fut entouré de cinq planètes qui disparurent aussitôt ; leur lumière s’évanouit sans transition, rendue invisiblement rouge par la vitesse de l’éloignement. Et Parleur-aux-Animaux tenait l’épée variable.
« Par les yeux du Manigant ! » rugit Louis. « N’avez-vous donc pas la moindre curiosité ? »
Le Kzin réfléchit. « Je suis curieux, mais mon orgueil est le plus fort. » Il fit rentrer la lame invisible et tendit à Louis l’épée variable. « Une menace est un défi. On y va ? »
Le vaisseau marionnettiste était un appareil robot. Au-delà du sas, une grande pièce constituait tout le système de subsistance. Quatre couchettes anti-g, de conceptions aussi diverses que ceux qui devaient les occuper, formaient un cercle autour d’une console à rafraîchissements.
Il n’y avait aucune baie.
Louis constata avec soulagement qu’il y avait de la pesanteur. Mais légèrement inférieure à la gravité terrestre ; la pression de l’air, elle, était un peu trop élevée. Il y avait des odeurs, pas déplaisantes mais bizarres. Louis reconnut celles d’ozone, d’hydrocarbures, de Marionnettistes — des douzaines de Marionnettistes — et d’autres encore qu’il renonça à identifier.
Il n’y avait aucun angle. Le mur incurvé, le plancher et le plafond n’étaient qu’une surface continue ; les couchettes et la console paraissaient moulées d’un seul bloc. Dans le monde des Marionnettistes, il ne devait y avoir rien de dur ni d’aigu, rien qui pût faire couler le sang ou causer une meurtrissure.
Pareil à une poupée de son, Nessus s’étalait sur sa couchette. À sa façon grotesque, il avait l’air parfaitement à son aise.
« Il ne veut rien dire », se plaignit Teela en riant.
— « Bien sûr que non », approuva le Marionnettiste. « Il aurait fallu que je reprenne tout depuis le début pour vous. Je suis sûr que vous avez dû vous poser des questions sur… »
— « Les mondes volants. », interrompit le Kzin.
— « Et les rosaces de Kemplerer », ajouta Louis. Un bourdonnement presque imperceptible lui indiqua que le vaisseau se déplaçait. Lui et Parleur rangèrent leurs bagages et rejoignirent les autres sur les couchettes. Teela tendit à Louis une ampoule molle remplie d’une boisson rouge à l’aspect fruité.