La fente se referma derrière lui.
« Soyez le bienvenu », dit Parleur d’une voix brouillée. « Pouvez-vous me remettre à l’endroit ? »
— « Pas encore. La jeune fille est-elle revenue ? »
— « Non. »
— « Elle reviendra. Les Humains sont curieux, Parleur. Elle n’a certainement jamais vu d’êtres comme nous auparavant. »
— « Et alors ? Je veux être la tête en haut », gémit le Kzin. Le Marionnettiste toucha son tableau de bord. Un miracle se produisit : son cycloplane se retourna.
Louis ne dit qu’un mot : « Comment ? »
— « J’ai tout coupé dès que j’ai su que le signal pirate avait capté mes commandes. Si le champ sustentateur ne m’avait pas retenu, j’aurais pu rebrancher le moteur avant de toucher le sol. Maintenant », dit vivement Nessus, « l’étape suivante devrait être facile. Lorsque la jeune fille apparaîtra, comportez-vous amicalement, Louis. Vous pouvez essayer de la séduire, si vous pensez réussir. Parleur, Louis sera notre maître ; nous serons ses serviteurs. La femme est peut-être xénophobe ; cela devrait la rassurer de voir qu’un être humain commande ces étrangers. »
Louis se mit à rire. Malgré tout, son demi-sommeil cauchemardeux l’avait reposé. « Je doute qu’elle soit disposée à des relations amicales, encore moins à se laisser séduire. Vous ne l’avez pas vue. Elle est froide comme les grottes noires de Pluton, du moins en ce qui me concerne, et je ne peux pas l’en blâmer. » Elle l’avait vu vomir son déjeuner sur sa manche — spectacle en général peu romantique.
Le Marionnettiste l’assura : « Elle se sentira heureuse à chaque fois qu’elle nous regardera. Elle cessera de se sentir heureuse dès qu’elle nous quittera. Si l’un de nous s’approche d’elle, sa joie en sera accrue… »
— « Tanjit, oui ! » cria Louis.
— « Vous voyez ? Bon. De plus, j’ai pratiqué la langue de l’Anneau-Monde. Je pense que ma prononciation est correcte, de même que ma grammaire. Si seulement je connaissais plus de mots… »
Parleur avait cessé de se plaindre depuis longtemps. Suspendu au-dessus d’un vide mortel, couvert de brûlures, avec une main entamée jusqu’à l’os, il avait enragé parce que Louis et Nessus étaient incapables de l’aider. Mais, depuis quelques heures, il ne disait plus rien.
Dans la pénombre tranquille, Louis somnolait.
Un bruit de clochettes le tira de son demi-sommeil.
Elle tintait en descendant les escaliers. Ses mocassins étaient garnis de grelots. Ses vêtements étaient différents également, une robe à col montant garnie d’une demi-douzaine de grandes poches gonflantes. Ses longs cheveux noirs tombaient en avant, par-dessus son épaule.
La sereine dignité de son visage n’avait pas changé.
Elle s’assit sur la plate-forme, les jambes pendantes, et regarda Louis Wu. Elle restait immobile, Louis également. Pendant plusieurs minutes, ils se fixèrent dans les yeux.
Puis elle plongea la main dans une de ses grandes poches et en sortit une chose orange grosse comme le poing, qu’elle lança vers Louis. Elle avait visé de telle manière que le fruit passe légèrement hors de sa portée.
Il le reconnut au passage. Un fruit bosselé et juteux comme il en avait trouvé sur un buisson deux jours plus tôt. Il en avait introduit plusieurs dans l’absorbeur de son autocuisine, sans les goûter.
Le fruit éclaboussa de rouge le toit d’une cellule. Louis eut soudain envie de saliver, et il se sentit pris d’une soif intense.
Elle lui en lança un autre. Celui-là passa plus près. Il aurait pu le toucher s’il avait essayé, mais il aurait aussi fait basculer le cycloplane. Et elle le savait.
Son troisième tir l’atteignit à l’épaule. Il se cramponna des deux mains à son enveloppe de ballon en ruminant de noires pensées.
À ce moment, le cyclo de Nessus se mit à dériver vers eux. Et elle sourit.
Le Marionnettiste était resté caché derrière l’épave en forme de camion. De nouveau la tête en bas, il dérivait obliquement vers la plate-forme d’observation, comme poussé par un courant vagabond. Lorsqu’il passa près de Louis, il demanda « Pouvez-vous la séduire ? »
Louis grogna. Puis, réalisant que le Marionnettiste ne se moquait vraiment pas de lui, il dit : « Je crois qu’elle me prend pour un animal. N’y pensez plus. »
— « Alors, il faut utiliser une tactique différente. »
Louis frotta son front contre le métal froid. Il s’était rarement senti aussi malheureux. « C’est à vous de jouer », dit-il. « Elle ne me considérera jamais comme un égal. Mais vous avez une chance. Elle ne craindra pas votre concurrence, vous êtes trop différent. »
Le Marionnettiste l’avait maintenant dépassé. Il dit quelque chose dans une langue qui ressemblait à celle du prêtre chef de chœur au crâne rasé : la langue sacrée des Ingénieurs.
La jeune fille ne répondit pas. Mais… elle ne souriait pas exactement, les coins de sa bouche semblaient incurvés légèrement vers le haut, et ses yeux paraissaient plus vifs.
Nessus devait utiliser le tasp à basse puissance. Très basse.
Il parla de nouveau, et cette fois elle répondit. Sa voix était fraîche et musicale et, si elle paraissait impérieuse, c’est que Louis était prédisposé à l’entendre ainsi.
La voix du Marionnettiste devint identique à celle de la jeune fille.
Ils engagèrent alors une leçon de langues étrangères.
Pour Louis Wu, en équilibre au bord d’une chute mortelle, ce n’était pas très passionnant. Il saisit un mot çà et là. À un certain moment, elle lança à Nessus un des fruits orange, et ils établirent que c’était un thrumb. Nessus le garda.
Elle se leva soudain et sortit.
« Alors ? » demanda Louis.
— « Elle a dû se lasser », dit Nessus. « Elle n’a donné aucun avertissement. »
— « Je meurs de soif. Puis-je avoir ce thrumb ? »
— « Thrumb est la couleur de la peau, Louis. » Il amena son cyclo contre le sien et lui tendit le fruit.
La soif de Louis était juste assez intense pour lui faire lâcher prise d’une main. Cela signifiait qu’il devait mordre dans la peau épaisse et la déchirer avec ses dents. Il atteignit enfin la chair du fruit. C’était ce qu’il avait goûté de meilleur depuis deux cents ans.
Quand il l’eut presque fini, il demanda : « Va-t-elle revenir ? »
— « Nous pouvons l’espérer. J’ai utilisé le tasp à basse puissance, de façon à l’affecter au-dessous du niveau conscient. Il lui manquera. L’attirance deviendra plus forte à chaque fois qu’elle me verra. Louis, nous devrions la rendre amoureuse de vous. »
— « N’y pensez pas. Elle me prend pour un indigène, un sauvage. Ce qui pose la question qu’est-elle ? »
— « Je ne pourrais le dire. Elle n’a pas essayé de le cacher, mais elle n’en a rien dit non plus. Je ne connais pas assez la langue. Pas encore. »
20. VIANDE
Nessus avait atterri dans le fond obscur de la fosse. Privé de l’intercom, Louis essaya de voir ce qu’il faisait. Il finit par y renoncer.
Beaucoup plus tard, il entendit des pas. Sans clochettes, cette fois.
Il mit ses mains en porte-voix et appela : « Nessus ! »
Le son se répercuta sur les murs, pour se concentrer à la pointe du cône avec une amplitude terrifiante. Le Marionnettiste fit un bond, enfourcha son cyclo et décolla ou, plus vraisemblablement, « releva l’ancre ». Il avait sans doute laissé son moteur tourner pour maintenir le cyclo au sol contre l’attraction du champ capteur. Il se contenta de couper le moteur.