Pour sauver sa raison, Louis entreprit de pénétrer dans une autre cellule. À l’aide de la lampe laser réglée sur un faisceau étroit et puissant, il coupa à l’endroit des serrures supposées. Au quatrième essai, la porte s’ouvrit.
Une puanteur terrible en sortit. Louis retint sa respiration et introduisit sa tête et la lampe laser par l’ouverture, juste assez longtemps pour en découvrir la raison. Quelqu’un était mort là-dedans, après que la ventilation eut cessé de fonctionner. Le cadavre était recroquevillé contre la fenêtre, une lourde cruche à la main. La cruche était brisée, mais la fenêtre était intacte.
La cellule voisine était vide. Louis en prit possession.
Il avait traversé la fosse afin de trouver une cellule ouverte sur tribord. Il apercevait le cyclone tourbillonnant droit devant lui. Bien qu’il fût maintenant à six mille kilomètres de là, sa taille était encore respectable ; un œil énorme et menaçant.
À l’orient se trouvait un bâtiment flottant haut et étroit, gros comme un vaisseau de transport interstellaire. Pendant un moment, Louis rêva que c’était un vaisseau interstellaire caché là par une merveilleuse erreur, et que pour décoller de l’Anneau-Monde il leur suffirait de…
C’était une mince distraction.
Louis s’astreignit à mémoriser le dessin de la ville. Il pourrait être utile. C’était le premier endroit où ils avaient rencontré un signe quelconque de civilisation encore active.
Environ une heure plus tard, il se reposait sur la couchette ovale crasseuse, le regard fixé sur l’Œil et… au-delà de l’Œil, nettement sur le côté, il aperçut un minuscule triangle brun-gris.
« Mfff », fit Louis, doucement. Le triangle était juste assez grand pour qu’on pût, distinguer la forme. Il reposait sur sa base, dans le chaos gris-blanc de l’infini-horizon. Ce qui signifiait qu’il faisait encore jour là-bas… mais il regardait presque directement vers tribord…
Louis alla chercher ses jumelles.
Celles-ci rendaient chaque détail aussi clair et précis que les cratères de la Lune. Un triangle irrégulier, brun-rouge à la base, brillant comme de la neige sale au sommet… Poing-de-Dieu ! Bien plus haut qu’ils ne l’avaient pensé. Pour être visible à une telle distance, la plus grande partie de la montagne devait pointer hors de l’atmosphère.
La formation de cycloplanes avait parcouru environ deux cent cinquante mille kilomètres depuis le crash. Poing-de-Dieu devait avoir au moins quinze cents kilomètres de haut !
Louis siffla. Une fois encore, il pointa ses jumelles.
Assis là, dans la pénombre, il prit graduellement conscience des bruits au-dessus de lui.
Il sortit la tête de la cellule.
Parleur-aux-Animaux rugit : « Bienvenue, Louis ! » Il agita vers lui la carcasse à demi dévorée, rouge et crue, d’un animal à peu près gros comme une chèvre. Il arracha une bouchée de la taille d’un chateaubriand, en arracha immédiatement une autre, puis une autre. Ses dents lui permettaient de déchirer, pas de mâcher.
Il tendit la main vers une patte postérieure saignante, encore pourvue du sabot et de la peau. « Nous en avons gardé pour vous, Louis ! Il y a des heures qu’il est mort, mais c’est sans importance. Dépêchons-nous. Le mangeur-de-feuilles préfère ne pas nous regarder manger. Il savoure le paysage depuis la fenêtre de ma cellule.
— « Attendez qu’il voie la mienne », dit Louis. « Nous avons sous-estimé Poing-de-Dieu, Parleur. Il fait au moins quinze cents kilomètres de haut. Le sommet n’est pas couvert de neige, il… »
— « Mangez, Louis ! »
Louis s’aperçut qu’il salivait. « Il doit y avoir un moyen de faire cuire ce truc… »
Il y en avait un. Parleur lui dépiauta son morceau, puis en coinça le sabot dans une marche brisée, se recula et fit rôtir la viande à l’aide de la lampe laser, haute intensité et grand champ.
— « La viande n’est pas fraîche », dit-il d’un air de doute, « mais la brûler n’est pas une solution. »
— « Comment va Nessus ? Est-il prisonnier ou contrôle-t-il la situation ? »
— « Il la contrôle partiellement, je pense. Regardez là-haut. »
Pareille à une minuscule silhouette de poupée, la jeune fille était assise sur la plate-forme d’observation, les pieds pendants ; son visage et son crâne inclinés faisaient une tache blanche.
« Vous voyez ? Elle ne veut pas le perdre de vue. »
Louis estima que la viande était prête. Il mangea sous le regard impatient de Parleur, mastiquant doucement chaque bouchée. Mais il avait l’impression de manger comme une bête vorace. Il avait faim.
Pour en épargner la vue au Marionnettiste, ils jetèrent les os sur la ville par la fenêtre brisée. Ils se retrouvèrent autour du cycloplane de Nessus.
« Elle est partiellement conditionnée », dit celui-ci. Il avait du mal à respirer… peut-être les odeurs de viande crue ou brûlée. « Elle m’a appris pas mal de choses.
— « Savez-vous pourquoi elle nous a pris au piège ? »
— « Oui, et plus. Nous avons eu de la chance. Elle est astronaute et elle faisait partie de l’équipage d’une navette spatiale. »
— « Dans le mille ! » s’écria Louis Wu.
21. LA FILLE DE PAR-DELA LE BORD DU MONDE
« Elle s’appelait Halrloprillalar Hortufan. Elle avait voyagé à bord de la navette spatiale… Pionnier », traduisit Nessus après une légère hésitation… « depuis deux cents ans. »
Le Pionnier desservait quatre soleils et leurs systèmes dans un cycle, de vingt-quatre ans : cinq planètes à oxygène et l’Anneau-Monde. L’« année » utilisée était une mesure traditionnelle qui n’avait rien à voir avec l’Anneau-Monde. Elle devait correspondre à l’orbite de l’une des planètes abandonnées.
Deux des cinq mondes du Pionnier avaient été surpeuplés avant qu’on ne construise l’Anneau-Monde. Ils étaient maintenant abandonnés comme les autres, envahis de végétation sauvage et de débris de villes croulantes.
Halrloprillalar avait accompli huit fois le voyage. Elle savait que sur ces mondes croissaient des plantes ou des animaux qui n’avaient pas pu s’adapter sur l’Anneau-Monde à cause de l’absence de cycles saisonniers. Certaines plantes étaient des épices. Certains animaux servaient de nourriture. À part cela… Halrloprillalar ignorait ou n’était pas intéressée.
Son travail n’avait rien à voir avec la cargaison.
« Elle ne s’occupait pas non plus de la propulsion ni de la subsistance. Je n’ai pas pu savoir ce qu’elle faisait exactement », dit Nessus. « L’équipage du Pionnier comptait trente-six personnes. Ce qui était certainement superflu. Je ne pense pas qu’elle ait pu remplir une tâche complexe ou indispensable au bon fonctionnement du vaisseau ou de l’équipage. Elle n’est pas très intelligente, Louis. »
— « Avez-vous pensé à demander quelle était la proportion des sexes, à bord du vaisseau ? Combien y avait-il de femmes ? »
— « Elle me l’a dit. Trois. »
— « Alors, ne cherchez plus quelle était leur profession. »
Deux cents ans de voyage, de sécurité, d’aventure. Puis, à la fin de son huitième voyage, l’Anneau-Monde avait refusé de répondre aux appels du Pionnier.
Le canon électromagnétique ne fonctionnait plus.
Aussi loin que l’indiquaient les télescopes, aucun spatioport ne montrait un signe quelconque d’activité.