Il était rasé de près. Non, c’était peu probable. Il devait plutôt être un demi-Ingénieur. Ses cheveux étaient longs, blond cendré et pas très propres, mais la lisière de sa chevelure dégageait un front noble. Il portait une peau d’animal autour des reins.
« Il m’a nourrie », reprit Teela. « Il a pris soin de moi. Quatre hommes ont essayé de nous attaquer hier, et il les a repoussés, juste avec son épée ! Et il a appris pas mal d’interworld en deux jours. »
— « Oui ? »
— « Il a une grande pratique des langues. »
— « Ça, c’est le coup de pied de l’âne. »
— « Quoi ? »
— « Rien. Ne t’inquiète pas. Continue. »
— « Il est vieux, Louis. Il a pris une dose massive d’une sorte d’épice survolteur, il y a longtemps. Il dit qu’il l’a dérobée à un magicien malfaisant. Il est si vieux que ses grands-parents se rappelaient la Chute des Villes.
» Savez-vous ce qu’il fait ? » Son sourire se fit espiègle. « Il mène une sorte de quête. Il y a longtemps, il a fait le vœu de marcher jusqu’à la base de l’Arche. C’est ce qu’il fait. Il y a des centaines d’années qu’il est en route. »
— « La base de l’Arche ? »
Teela hocha la tête. Elle arborait un sourire charmant et il était évident qu’elle appréciait la plaisanterie, mais il y avait dans ses yeux quelque chose de plus.
Louis avait vu de l’amour dans les yeux de Teela, mais jamais de la tendresse.
— « Tu es fière de lui pour ce qu’il fait ! Espèce de petite idiote, ne sais-tu pas qu’il n’y a pas d’Arche ? »
— « Je le sais, Louis. »
— « Alors, pourquoi ne le lui dis-tu pas ? »
— « Si tu le lui dis, je te haïrai. Il y a passé trop de temps. Et il fait du bien. Il sait faire beaucoup de choses et il les enseigne partout où il passe en marchant vers l’orient. »
— « A-t-il beaucoup de connaissances ? Il ne peut pas être très intelligent. »
— « Non, il ne l’est pas. » À la façon dont elle le dit, cela n’avait pas d’importance. « Mais si je voyage avec lui, je peux enseigner des tas de choses à des tas de gens. »
— « Je savais que ça viendrait », dit. Louis. Mais il avait quand même mal.
Savait-elle qu’il souffrait ? Elle évitait de le regarder. « Il y avait un jour à peu près que nous étions sur le mail lorsque j’ai réalisé que tu suivrais mon cycloplane, pas moi. Il m’avait parlé de Hal… Hal… de la déesse et de la tour flottante qui piégeait les voitures. Nous sommes donc allés là.
» Nous sommes restés près de l’autel, attendant de repérer vos cycloplanes. Et puis le bâtiment a commencé à tomber en morceaux. Ensuite, Chercheur… »
— « Chercheur ? »
— « C’est le nom qu’il se donne. Quand quelqu’un lui demande pourquoi, il peut lui expliquer qu’il est en route pour la base de l’Arche, et raconter les aventures qu’il a eues en chemin… tu vois ? »
— « Ouais. »
— « Il s’est mis à essayer les moteurs de toutes les vieilles voitures qu’on a pu trouver. Il disait que souvent les conducteurs coupaient leur moteur lorsqu’ils étaient appréhendés par les champs magnétiques de la police, pour éviter qu’il ne soit détruit. »
Louis, Parleur et Nessus s’entre-regardèrent. La moitié de ces véhicules flottants étaient peut-être encore en état de marche !
« Nous avons enfin trouvé une voiture qui marchait », dit Teela. « Nous vous avons poursuivis, mais nous avons dû vous manquer dans l’obscurité. Heureusement, le champ magnétique nous a capturés pour excès de vitesse. »
— « Heureusement. Il me semble avoir entendu le bang sonique hier soir, mais je n’en suis pas sûr », dit Louis.
Chercheur ne parlait pas. Adossé confortablement au mur de la chambre du gouverneur, il observait Parleur-aux-Animaux avec un demi-sourire. Parleur soutenait son regard. Louis avait l’impression que chacun se demandait ce que vaudrait un combat singulier avec l’autre pour adversaire.
Mais Prill regardait par la fenêtre et son visage reflétait l’effroi. Lorsque le mugissement du vent se mua en hurlement, elle frissonna.
Peut-être avait-elle vu des formations pareilles à l’Œil-Cyclone. De petites perforations d’astéroïdes, vite réparées, qui se produisaient toujours ailleurs ; mais toujours photographiées pour les journaux enregistrés ou leur équivalent sur l’Anneau-Monde. Un Œil-Cyclone était toujours effrayant. De l’air qui s’échappait en rugissant vers l’espace interstellaire. Un cyclone vertical, avec, dans le fond, un trou d’écoulement aussi définitif que celui d’une baignoire, pour peu que vous soyez happé par l’aspiration.
Le rugissement du vent s’amplifiait. Teela fronça les sourcils d’un air anxieux. « J’espère que le bâtiment est assez solide », dit-elle.
Louis fut surpris. Comme elle a changé ! Mais l’Œil-Cyclone l’avait personnellement menacée, à leur premier passage…
« J’ai besoin de ton aide », dit-elle. « Je veux Chercheur, tu sais. »
— « Ouais. »
— « Il me veut aussi, mais il a un étrange sens de l’honneur. J’ai essayé de lui parler de toi, Louis, quand je lui ai demandé de m’amener à la tour flottante. Il a pris un air gêné et a cessé de dormir avec moi. Il pense que tu me possèdes, Louis. »
— « Esclavage ? »
— « Pour les femmes, je pense. Tu lui diras que je ne t’appartiens pas, n’est-ce pas ? »
Louis sentit sa gorge se nouer. « Ce serait sans doute plus simple si je te vendais à lui, tout simplement. Si c’est ce que tu veux. »
— « Tu as raison ; et c’est ce que je veux. Je veux voyager avec lui autour de l’Anneau-Monde. Je l’aime, Louis. »
— « Je te crois. Vous étiez faits l’un pour l’autre », affirma Louis Wu. « Vous étiez destinés à vous rencontrer. Les cent milliards de couples qui ont ressenti exactement la même chose l’un pour l’autre… »
Elle le regarda d’un air perplexe. « Ce n’est pas du… sarcasme, Louis. Si ? »
— « Il y a un mois, tu n’aurais pas fait la différence entre un sarcasme et un transistor en verre. Non, ce qu’il y a d’étrange, c’est que je ne suis pas sarcastique. Les cent milliards de couples n’ont pas d’importance, parce qu’ils ne faisaient pas partie d’une expérience de reproduction sans discrimination menée à bien par les Marionnettistes. »
Tout le monde devint soudain attentif. Chercheur lui-même le regarda, cherchant à découvrir ce que tout le monde regardait.
Mais Louis n’avait d’yeux que pour Teela Brown.
« Nous nous sommes écrasés sur l’Anneau-Monde », dit-il doucement, « parce que c’est là ton environnement idéal. Il fallait que tu apprennes des choses que tu ne pouvais pas apprendre sur Terre, ni ailleurs dans l’Espace connu, apparemment. Il y avait peut-être d’autres raisons — un meilleur épice survolteur, par exemple, et plus d’espace pour respirer — mais la raison principale est que tu es ici pour apprendre. »
— « Pour apprendre quoi ? »
— « La souffrance, semble-t-il. La peur, le chagrin. Tu es une femme différente, maintenant. Avant, tu étais une sorte de… d’abstraction. T’es-tu jamais cogné un orteil ? »
— « Quelle drôle de question. Non, je ne pense pas. »
— « T’es-tu jamais brûlé le pied ? »
Elle lui jeta un regard furieux. Elle se rappelait.