— En effet, l’ami de sir Dezange donnait une réception ce soir, mais il nous a proposé d'user de son bateau.
Cette fois, je me dis que ça grince un peu. Pas très catholique, ce rendez-vous sur le lac, non ? Nos « interlocuteurs » se gafferaient-ils de la petite mise en scène exécutée à leur intention ?
Fort heureusement, j'ai mon ami. Tu Tues passé dans la ceinture de mon futal, plus un couteau à cran d'arrêt dans ma chaussette, style dague écossaise ! Car, vous ne l'ignorez pas, je ne m'embarque jamais dans une aventure de ce genre sans une forte provision de biscuits. J'ouvre la lourde au Gros.
— Si tu joues au c…, je t'arrache les oreilles ! lui coulé-je à la faveur d'une courbette cérémonieuse.
Il me souffle au visage une haleine tellement chargée d'alcool que si j'avais eu une cigarette au bec à cet instant, on sautait comme deux crêpes.
— Je sus paré pour la manœuvre, Mec ! m'affirme l'Excellence.
Il s'approche du chauffeur et murmure en lui glissant une pièce de dix centimes helvétiques dans la main.
— Tiens, petit gars, tu rempliras la boutanche du Vieux, rapport qu'elle a complètement tourné de l'œil pendant le trajet.
Satisfait, il rajuste son nœud de cravate et demande :
— Bon, où ce que s'opère l'usinage avec le vieux rosbif ?
— Si vous voulez bien me suivre, répond le Saurien sans s'émouvoir, mais en se dirigeant toutefois vers la passerelle, comme l'écrirait Alexandre Dumas un jour qu'il n'aurait pas eu le temps de lire sa prose.
Le bateau auquel il a été fait allusion quelques lignes plus haut est un Alaimb-Hombar de 25 mètres grandes ondes sur 4 de large, coque en simili tude, pontage éjectable, gouvernail prédominant à pirouette inversée, ligne de flottaison thermo-statique, stabilisateur à bouchon, baliseur de dérive sur rotules édentées, poupe à crémaillère, moteur pharyngé à arbre fourchu, cellule d'appel bi-convexe, hélice à fissure manchonnée, conducteur de pérennité, fuite d'huile extralucide, eau, gaz, électricité, plancton spontané, cale capillaire, bulletin paroissial attenant, stigmates progressifs, centre de gravité étanche, poche d'air latérale, détecteur d'oursin par rayons infra-rouges et poste d'équipage automatique. Une merveille ! Toutes les commodités ! Le bateau possède une mûrisserie de bananes, un gymnase, trois laveries, un bowling, seize hublots, et une proue allongeable qui peut se transformer en radeau. Il est doté en outre, ce qui est très rare, d'une bénédiction épiscopale et d'une lettre de recommandation du ministre de la marine suisse pour lui éviter de faire naufrage.
Il y a de la lumière à bord et nous percevons des bribes de musique. Je suppose le pont désert, mais comme j'achève de franchir la passerelle, je vois grésiller un gros point rouge, à gauche du bastingage en regardant en direction d'Evian. Un énorme cigare s'avance sur nous, tenu en laisse par sir Dezange.
Il est extrêmement typé, le Britiche. Pantalon rayé, veste noire, cravate gris perle. Il porte un énorme œillet à sa boutonnière et il a une main dans la poche de son veston, avec le pouce qui dépasse.
Je m'empresse dans mon rôle de secrétaire diplomatique.
— Permettez-moi, Excellence, balancé-je au Gros, de vous présenter sir Harry Dezange !
Puis, au vieux rosbif :
— Son Excellence, Monsieur Kabobo Hobibi !
— Mes respects, Excellence, fait Dezange en retirant sa main de sa poche et son cigare de sa bouche.
— Enchanté ! déclare le Gros en lui broyant la louche. Alors on prenait l'air mon sir ? Faites gaffe, les nuits sont frisquettes sur l'eau : à votre âge, si vous auriez pas votre Rasurel, vous risqueriez de vous bloquer les soufflets.
— Bon voyage, Excellence ? demande le flegmatique Anglais.
— Estrêmement bon, rondejambe le Mahousse. Sauf que notre zinc est tombé en rideau entre Caracas et Saint Nom la Bretèche, ce qui nous a obligés de faire une escadre technique dans les alentours de Bornéo, nécessairement ! D'où le retard dont à propos duquel je tiens à s'excuser.
— C'est moi qui m'excuse, murmure Dezange eu ouvrant la porte du rouf, je ne pensais pas devoir vous faire venir en Suisse, mais la police anglaise surveille d'un peu trop près nos activités.
Tiens, voici que, d'emblée, ça devient intéressant, les converses. Il n'a pas l'air de se calfeutrer outre mesure dans les mystères, Harry Dezange.
— Ça m'étonne pas d'elle, assure Bérurier, y a pas plus teigneux que les Anglishes.
Nous prenons place dans de confortables fauteuils de cuir. Le chauffeur, lui, est resté à terre. Sir Dezange plonge son cigare incandescent dans la trape d'un cendrier sur pied.
— C'est-y que vous seriez une petite nature fumeuse, mon cher sir ? s'alarme Béru en récupérant le moignon de cigare. Balancer un clop pareil, c'est pécher ; un barreau de chaise commak, j'en fais mes choux rouges !
Ayant dit, il secoue la cendre de l'opulent mégot et se le plante dans le bec.
— Vous disiez dont que les poulagas de Sa Grassouillette Majesté la Couine vous cherchaient des noises ?
— Disons qu'ils devenaient un peu trop curieux, continue le vieillard, comme si le langage de Béru lui paraissait normal.
— Sa perle hypothèque ![4] dit le Dodu en balançant dans la pièce un nuage de fumée plus dense que celui qui escamote le soleil du Creusot. Vous dussiez par conséquent vous rabattre sur la Suisse, mon frère, je veux dire, mon sir ?
— Il va falloir que je me réorganise complètement, soupire Dezange en allumant un autre cigare. Néanmoins, poursuit-il, j'ai pu vous donner satisfaction.
Ma curiosité fait tilt. Je vous décris la scène fidèlement et par probité professionnelle, je m'en abstrais. Mais dites-vous bien que je phosphore dur. Complètement dérouté du mental, le San-A. chéri. Il prenait levieux Dezange pour un messager occulte du gouvernement britannique, et il s'aperçoit que c'est en réalité un Nègre fin[5]. A se demander où nous avons mis les pinceaux !
— Vraiment ? fait le Gros, en réponse à la prometteuse affirmation de son interlocuteur. Nonobstant ses défaillances de vocabulaire, il ne s'en tire pas trop mal, Béru, faut reconnaître.
— Du moins je l'espère, déclare le sir, impassible, en soufflant de la fumée dans la fumée du Gros.
Un court silence. Je me file les méninges en portefeuille, à trop vouloir deviner ce dont il retourne. Je me dis brusquement : « et si tout cela n'était qu'un malentendu ? Si la base de lancement projetée dans l'île de Tanfédonpa n'avait rien à voir dans ce micmac ? »
C'est cela qui serait joyce, vous ne pensez pas ?
On croit acheter des sardines, et on vous barde du poivre moulu. Grouchy, Blücher, toujours !
Le vieil Anglais se dresse. Il est plus grand debout qu'assis.
— Venez, Excellence !
Et il entraîne mon ami dans la coursive. Je m'apprête à les suivre, mais sir Dezange m'oppose un regard glacé.
— Je pense, dit-il, qu'il est préférable que Son Excellence vienne seule !
C'est catégorique, inutile d'insister.
Je caresse la crosse de mon composteur, comme si je me massais le « duo des nonnes » (dirait Béru en parlant du duodénum) et je m'approche d'un hublot. Le lac est d'une sérénité lamartinienne. Il miroite en frétillant sons la lune comme un gros poisson (ça fait compo franc' de cours élémentaire, mais ma prose y gagne en fraîcheur). Sur le môle, la Bentley paraît anachronique. Il y a de la lumière à l'intérieur, et j'aperçois la silhouette du saurien, affalé derrière son volant, un bras passé par la portière.
Le temps passe. Je me mets à arpenter le luxueux salon plein de laques chinoises, de cuir doux et de fleurs. Les tapis y sont moelleux comme des fesses de charcutière et l'air qu'on y respire, plus capiteux qu'un corsage de jeune fille. L'absence de « ces messieurs » se prolongeant, je décide d'opérer une mission de reconnaissance car tout ça ne me dit rien qui vaille. Je m'engage donc dans la coursive, l'oreille plus tendue qu'un drap de lit sous les fenêtres d'une maison en flammes. Illico, l'organe tonitruant du Gros me parvient.
4
Bérurier a probablement voulu s'exclamer « saperlipopette ».
5
On peut dire également un