— J'sais pas s'ils font semblant, mais c'est bien imité, déclare mon ami.
— Mon pouvoir hypnotique, lui expliqué-je en brandissant ma matraque.
— T'enfonces le Grand Robert, complimente Béru. T'as eu des mots avec eux ?
— Non, c'est eux qui ont eu des maux avec moi, corrigé-je, mais l'expression verbale ne peut traduire un jeu d'émaux.
— Biscotte, cette tournée de goupillon, Mec ?
— Ç'a été machinal, Gros.
— Tu crois pas que leur réveil va être turbulent ?
— Si, et c'est pourquoi j'ai fait appel à toi, mon pote. Il faut absolument qu'on s'organise en deux temps trois mouvements. Il s'agît de sortir ces deux pèlerins de l'hôtel sans attirer l'attention, de les boucler pour plusieurs jours dans un endroit sûr, et de partir en mission à leur place en se faisant passer pour eux.
— Et mon tout a droit à la camisole de force, hein ? ronchonne le mal rasé. T'as de ces charades, mon pote, dès le matin, qui équivaudent à des zébus !
William émet un gémissement et se dresse sur son séant en matant autour de lui d'un air égaré.
— Ah ! non, c'est pas le moment, déclare Béru, laisse-nous réfléchir, mon pote, on pense pour toi !
Là-dessus, il le réexpédie dans le potage d'un coup de pompe en pleine tempe.
— Tu sais, réfléchit Sa Majesté, les systèmes sont pas variés pour évacuer discrètement des allongés ; je vois que la malle. Si tu veux, je trotte en acheter deux ?
— Tu parles d'une discrétion. Les larbins du palace te les coltineraient jusqu'ici pour les remporter tout de suite après bourrées de viande ! T'as lu ça dans Tintin, camarade ?
L'expression du Mastodonte se fait sévère.
— Oh ! dis, chambre-moi pas. Si tu t'avais organisé un peu au lieu de te passer les humeurs à la va-vite, on aurait pas besoin de se gratter l'os qui pue pour se tirer de l'auberge !
Il considère les gentlemen allongés, puis, de l’avant-bras, il mesure le plus grand, à savoir sir Dezange.
— Qu'est-ce que tu branles, Gros ?
— Je mesure, mon pote, faut que je leur trouve une capsule à leur taille si qu'on voudrait les espédier dans les spaces. Moi, je serais de toi, je les ligoterais, je les bâillonnerais et je me filerais le caberlot du côté de la doublure pour savoir où t'est-ce que je peux les planquer.
— Et toi, pendant ce temps ?
— Moi, répond le demi-Nègre, je vais m'occuper du transport. C'est l'affaire d'une petite heure.
— Que projette Son Excellence ?
— De réparer tes conneries, Mec, voilà ce qu'elle projette, assure le demi-barbu en s'en allant.
C'est pas que je me prosterne matin et soir devant le cervelet de Béru en remerciant le ciel d'avoir permis la naissance d'un tel prodige, mais cependant j'ai confiance en son esprit combinard.
Dans les cas critiques, l'intelligence ne sert à rien, ce qui compte, c'est le toupet, et du toupet, le Mastar en a à revendre par pleins tombereaux.
J'exécute donc ses prescriptions (car il ne peut être question d'ordres de la part d'un inférieur hiérarchique) et, utilisant les sangles intérieures des valises du sir, j'entrave les deux gisants avec un brio d'embaumeur.
Cela fait, je leur obstrue le clapoir à l'aide d'un rouleau de sparadrap, ce qui va leur éviter d'avaler des mouches. Lorsqu'ils sont dûment neutralisés, il ne me reste plus qu'à souscrire au dernier triptyque de ma mission : à savoir dégauchir un endroit où mettre ces deux guignols en pension. Ça n'a rien de fastoche ; d'autant que je ne puis pas compter sur le concours du Vieux, trop soucieux de ne pas se mouiller.
Je ne sais plus qui a dit que, dans un crime, le plus duraille c'est de se débarrasser du cadavre ! Le copain en question avait peut-être refroidi son percepteur, mais il ne l'avait pas kidnappé. Dissimuler un vivant, c'est une autre paire de manches, croyez-moi. Un mort, on peut l'envelopper, le tronçonner, le cimenter, l'immerger, le plonger dans la chaux vive, lui faire prendre un bain d'acide, le brûler, l'enterrer, le défigurer, le désempreinter, et même le manger si l'on fait partie de la section cannibale des francs-mâchons, tandis qu'avec un vivant, y a plein de moches contingences à respecter, les gars. Ça respire, ça mange, ça boit, ça défèque, ça crie, ça bouge, ça vote, ça sécrète, un vivant ! Et surtout, oui surtout, ça gène. Le nombre de vivants qui peuvent en gêner d'autres, mes pauvres enfants ! Depuis Caïn et Abel ! Le crime déjà ! Les premiers enfants se sont assassinés, du moins selon la Bible. Ils étaient deux, l'un gênait l'autre. C'est la fatalité.
Je potasse mon petit carnet d'adresses, à la recherche d'une inspiration, à la recherche d'un contemporain susceptible de m'aider au lieu de me gêner. Un peu coton à trouver ! Mes pensionnaires seraient des malfrats, ça faciliterait. Mais des diplomates. Vous parlez qu'à la fin de leur détention ils vont déclencher un drôle de rébecca ! Un sir des affaires étrangères, ça se donne pas à garder comme on donne à garder son hamster quand on part en vacances.
Tout en réfléchissant d'abondance, je tourne les pages du carnet à couverture crocodileuse. J'en connais des mecs ! De A jusqu'à Z (j'ai dans mes relations un dénommé Zwickovitch). Tout le long de ma vie, des rencontres, bonnes ou mauvaises. Des types formides, des salauds, des crâneurs, des généreux, mais essentiellement des vieux, sales, horribles, tristes, robustes, pauvres, sombres et petits cons. Essayez de feuilleter votre répertoire, mes drôles, en étiquetant chaque intéressé au passage. Je peux vous fournir une liste des abréviations, comme il en existe en tête des dictionnaires ou des guides touristiques. Tenez, par exemple : p.m., ça voudrait dire pauvre mec ; b.z. signifierait bon zig ; enf-d.f., enfoiré de frais ; F.x. I, fumier de première grandeur ; t.d.n., tête de n. ; j'ai renoncé à mettre desétoiles aux conards, car votre carnet ressemblerait à la voie lactée.
Et voilà que je tombe sur le blaze de Gaston Burny. Il me fascine pour trois raisons que je vais vous énumérer. Primo, il est suisse et habite à vingt-cinq bornes de Genève, deuxio, je lui ai rendu un signalé service, comme on dit encore dans certains feuilletons, troisio, j'ai l'impression que c'est un garçon efficace. Notez, j'ai rendu souvent service à mes contemporains, c'est pas pour ça que l'idée me viendrait de leur en demander un. Au contraire, les mecs à qui on a donné un coup de pogne sont les derniers auxquels il faut s'adresser car ils vous détestent copieusement. Mais pour Gaston, c'est différent. Même s'il m'en veut encore de l'avoir tiré de la merdouille, il doit pouvoir m'aider.
Sans plus différer mon projet, comme on l'écrit toujours dans les romans à prix fixe, je demande le numéro du copain que je vous cause, et, mordez comme la vie s'organise bien pour moi, ce morninge, mais c'est lui-même qui décroche. Je me nomme, il s'exclame, on se dit bonjour et il m'apprend qu'il était en train de tailler ses rosiers. Pour Gaston aussi, l'essentiel c'est la rose. Il en a deux cents variétés dans son jardin avec, au pied de chaque plan, un petit piquet métallique portant le pedigree de la fleur.
Une forme de poésie, en somme ! Tout le monde a son dada, ainsi que me le faisait remarquer naguère Yves Saint-Martin[9].
— Et que faites-vous en Suisse, monsieur le commissaire ? demande-t-il de sa belle voix à l'accent un peu traînant.
— Du tourisme, mon bon ami.
— Vous allez venir me voir, j'espère ?
— Volontiers, me hâte-je. Mais je suis avec des amis, et…
— Amenez-les ! amenez-les ! s'écrie l'imprudent personnage. Vous devriez venir dîner[10], combien serez-vous ?
9
Un illustre lecteur m'écrivait récemment pour me reprocher mes références à l'actualité. « Il faut prévoir l'avenir », me disait-il en substance. « Beaucoup de personnages ou de faits que vous citez seront inconnus de vos futurs lecteurs. » C'est flatteur, cette remarque, et je l'en remercie, mais comme j'écris au jour le jour, sans idée de postérité, je continue d'aligner ma littérature sur celle de
10
En Suisse, comme dans beaucoup de provinces françaises, on emploie « dîner » pour « déjeuner »