— Qu'est-ce tu décides ? fait Béru en se crachant dans les mains.
— Bon, d'accord, je garderai vos types, mais je vous préviens, si jamais ça se gâte, je dis qui me les a confiés !
— Ça se gâtera pas, Gaston, promet le Gros.
Burny est merveilleusement outillé pour héberger deux kidnappés. Juste à l'arrière de la fermette, il y a un cuveau avec encore son pressoir. C'est dans ce presse-raisin désaffecté que nous allongeons nos patients.
— Maintenant, gentlemen, leur dis-je, vous allez vous tenir tranquille pendant quelque temps. Lorsque nous aurons mené à bien notre mission, vous serez délivrés.
Ces Anglais, ils sont ce qu'ils sont — et principalement anglais — mais faut reconnaître que, question self-contrôle, ils ne craignent personne. Saucissonnés sur la froide pierre d'un pressoir, ils conservent un flegme édifiant. Sir Dezange serait dans son club, à London, qu'il n'arborerait pas une nonchalance plus badine.
— Well, fait-il, quelque chose me dit que nous nous retrouverons un jour prochain, mon cher.
— Ce sera toujours avec le plus grand plaisir, sir. Profitez de ces quelques jours de claustration pour vous relaxer. Dans l'univers trépidant où nous nous mouvons, il est nécessaire de dételer par moments.
Là-dessus, nous allons déguster le repas préparé par dame Burny. Un qui n'y fait guère honneur, c'est son époux. Une bouille pour Toussaint pluvieuse, il arbore. Il pense à ses rosiers fauchés, aux menaces planant sur son cœur fragile.
Avant de partir, Béru le biche par les revers et lui lance, le nez contre le nez, les yeux dans les yeux :
— J'oubliais, pépère, une précision importante : veille bien à ce qu'on retrouve ces messieurs à notre retour, hein ?
— Et si vous ne reveniez pas ? objecte le malheureux rentier.
— En ce cas, pouffe le Gros, dans un an et un jour, ils seraient à toi ! La loi, c'est la loi, mon pote !
Les bagages de sir Harry Dezange et de son secrétaire se trouvent à la consigne de l'aéroport, suivant mes indications. J'ai dans la poche les papiers du sir et ses titres de transport. Vous pouvez pas savoir comme ma photo fait mieux que la sienne sur son passeport. Et la manière dont je l'ai rajeuni de vingt ans, le cher Harry, en changeant un seul chiffre à sa date de naissance.
Le haut-parleur annonce le prochain départ de notre vol. Je me dis que tout baigne dans l'huile. A cet instant, une nuée de ravissantes filles se précipitent sur nous. Elles cernent le Gros et lui font un tas de mamours en s'exclamant dans des langues différentes.
— Qu'est-ce que c'est, Gros ? m'inquiété-je, bien que je devine la réponse.
— Les gonzesses d'hier, répond Son Excellence. Sacré tonnerre de nom de foutre, elles font donc partie du voyage !
Je questionne l'une des jeunes filles, une belle Anglaise blonde à rêver, avec des yeux verts comme le printemps.
— C'est confirmé, ces demoiselles s'embarquent bel et bien avec nous pour les îles Malotrus.
Béru semble leur avoir fait une grosse impression, hier. Une chose les turlupine : elles aimeraient savoir pourquoi il n'est plus nègre. Je leur explique qu'il sortait d'un dîner de têtes et ça les satisfait. Les souris, plus elles sont belles, moins elles cherchent à comprendre.
Là-dessus, je vous annonce que la première partie de cette œuvre est terminée. Relisez-la à tête reposée pendant que je vous ponds la seconde.
À tout à l'heure !
EFFECTIVEMENT :
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier s'envolent pour l'archipel des Malotrus en se faisant passer pour des plénipotentiaires britanniques. Leur but ? Mettre tout en œuvre pour que la reine Kelbobaba cède à la France, plutôt qu'à la Grande-Bretagne, l'île de Tanfédonpa où notre gouvernement souhaiterait poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l'admiration de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.
DONC, DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Un grand voyage, ça n'existe plus. Le monde devient de plus en plus minuscule pour nous autres, les « usagés de la ligne de vie ». On bat les fuseaux horaires sur leur propre terrain, si je puis dire. Des fois on arrive avant d'être parti, selon la direction adoptée.
Ainsi, les îles Malotrus, quand vous les cherchez sur une mappemonde ou un planisphère, pauvres têtes d'épingles noyées dans des bleus pacifistes, elles vous paraissent fabuleusement inaccessibles ; éloignées de tout à en dégoûter tons les nouveaux Vasco de Gama, les Christophe Colomb, les Magellan et consort, tous les frémissants de l'évasion, tous les navigateurs à voile, à poil et à vapeur. On se dit : Bombard lui-même renoncerait. Ces minuscules chiures de mouche perdues dans le c… de la planète, faut viser droit pour les atteindre. Une erreur d'un centième de degré quand voua faites le point, et vous tous retrouvez an pôle Sud ou en Australie, chez ces marsupiaux qui ont tant fait pour le slip masculin. Je vous citais Bombard, en v’là un qui s'est fait péter la bagouze pour la peau. L'exploit du second demi-siècle, à mon avis, il l'a accompli. Après ça, il méritait une pension à vie, Alain, je proclame. On en verse bien à d'anciens parlementaires délabrés qui n'ont fait que s'emplir les fouilles quand ils étaient en exercice. Moi, Bombard, je le salue respectueusement. Il peut buter son crémier, montrer sa zézette aux petites filles du catéchisme ou bien vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs que ça ne changerait rien, je lui garderais pareillement la même admiration indélébile. Son exploit appartient à l'homme ; comme celui de Lindbergh, c'est un beau cadeau ; merci, Alain, et mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l'Académie Française, le génie avec la folie…
Donc, malgré qu'elles soient minuscules et difficilement discernables, les îles Malotrus existent et, après des heures de mangeaille et de somnolence dans l'appareil de la Swissair, nous finissons par nous poser sur l'aérodrome d'Obsénité-Atouva, la capitale de cet archipel convoité. L'aéroport fut construit par les Américains an cours de la (très provisoirement) dernière guerre mondiale. Il offre la particularité d'être posé au sommet d'une chaîne montagneuse, l'île de Merdabéru où se trouve Obsénité-Atouva ne comportant, en fait de plaine, que la place du parlement, laquelle mesure soixante-dix mètres de long sur cinquante-cinq de large, ce qui ne laisserait pas une marge de sécurité suffisante pour que s'y posent des Boeings.
Ouvrage d'art particulièrement hardi que cette aérogare juchée à quinze cents mètres d'altitude. Elle est faite de dalles en béton armé soutenues par de formidables poutrelles. Lorsqu'on débarque d'avion, on n'est pas arrivé pour autant à destination, puisque la fin de la descente s'effectue en téléférique. Du moins, cette piste constitue-t-elle un immense toit sous lequel bivouaque la population déshéritée de l'île. Celle-ci (la population) se compose principalement de bergers qui gardent des troupeaux de lézards de la race Hermès, laquelle, comme chacun le sait, est la plus recherchée.
Au moment où notre coucou amorce son atterrissage, nous avons beau mater par les hublots, à nous en faire dégouliner la rétine, nous n'apercevons que l'immense Pacifique moutonneux ; et nous nous demandons, avec une certaine inquiétude, si cet atterrissage ne risque pas de devenir, en fait, un amerrissage. Et puis non : au dernier moment, la piste jaillit au-dessus du flot berceur. Oriflammes et biroutes claquent dans le vent marin. La case de contrôle et son radadar étincellent au soleil. Tandis qu'on peut lire, en gigantesques caractères fluorescents peints sur la piste Pasikonksa, qui est le nom de l'aéroport.