Sœur Marie des Anges n'est pas très perméable à cette histoire surréaliste curieusement enfantée par le cerveau beruréen. Elle rit hargneusement de ses dents jaunes et murmure :
— Vous feriez mieux de retirer votre thermomètre avant que le mercure ne se mette à bouillir !
Le Gravos prend une posture de contorsionniste s'apprêtant à exécuter un triple saut périlleux et extrait l'instrument de contrôle de ses profondeurs. Le pauvre thermomètre ressemble à une plante fraîchement arrachée.
— Donnez ! s'impatiente Attila.
— Minute ! bougonne le Gros. C'est ma fièvre, non ?
Il efface la sombre buée nappant la tige graduée et annonce.
— 36,8, je fais un chouïa de faiblesse, sœur Mésange ! Faudrait commencer de m'alimentationner sérieusement et, en tout cas, m'amener du rouge si vous voudriez que mon raisin gardasse sa teneur normale…
Pendant que l'infirmière note sa température sur la feuille quadrillée accrochée au pied de sa couche, le cher Béru déclare :
— Vous avez insisté pour que je me cloque votre cocotte-minute dans la nusse, mais je vais vous démontrer que si je me la serais laissée dans le bec, c'eût tété du kif !
Ayant dit, il enfourne le thermomètre.
Bien qu'aguerrie par quelque trente années de sacerdoce dans la bassine, Attila en reste comme deux ronds de frites.
— Mais c'est un pur dégueulasse, ce type-là ! me prend-elle à témoin.
Je compatis d'une mimique appropriée et, se désintéressant du porc sous-fiévreux, la digne femme s'occupe de notre compagnon de chambre. Je ne sais pas combien il annonce sur son thermomètre, le pauvre diable, mais elle fait une drôle de bouille, la sœur, quand elle lit les résultats. Elle pose sa main sur le front moite du type.
— Ça boume, mon petit gars ? elle lui demande gentiment.
Le colored-man a un imperceptible mouvement de tête, assez dubitatif.
— Pas trop, madame, répond-il dans un français qui serait sûrement zézayant si sa réponse comportait des syllabes sifflantes.
— Le docteur va passer vous voir, promet la rude femme.
Elle se tourne vers moi.
— Quant à vous, passez votre robe de chambre et allez au pansement, vous pouvez marcher, oui, ou désirez-vous le chariot ?
— Je peux marcher, ma sœur, je peux marcher…
Je me lève en bâillant. Je deviens un vrai boa dans ce plumard. Deux jours de repos forcé m'ont rendu tout vasouillard. Un bon conseil, mes amis : quand ça ne gaze pas, faites exactement comme si ça gazait, c'est la meilleure façon de guérir. L'homme qui se couche est un vaincu, il a la psychologie d'un vaincu et c'est très mauvais. La preuve, moi qui vous cause, je ne souffre d'aucun mal, mais, pour des raisons que vous connaîtrez postérieurement, je fais comme si. Résultat ? je me sens déjà délabré, les mecs. Je me caramélise, me caoutchoute, me chouchoute, me délabre, me disjoins. Je tangue en marchant. Ça vertige. J'ai la ligne de flottaison indécise.
— Vous savez où est la salle de pansements ? me demande Attila en arrachant le thermomètre que suçote Sa Majesté. Au fond du couloir à gauche !
— Merci, ma sœur.
Tandis que je noue la ceinture de ma robe de chambre, j'entends Béru implorer :
— Dites, je peux en griller une, ma sœur ?
— Jamais de la vie, ça incommoderait votre voisin !
— Je suis en manque, plaide le Captif, c'est terrible pour un gros fumeur !
— A qui le dites-vous, soupire Attila, faites comme moi : allez griller une gauloise aux cagouinsses !
« Salle de pansements »
C'est calligraphié sur la lourde en caractères aussi gras que les bajoues du Gros.
Je toque et j'entre avant qu'on m'en ait prié. La salle est blanche comme la vallée du même nom. Les murs, les meubles, le docteur, tout est blanc. Il n'y a de noir que le complet du Vieux et son bitos à bord roulé.
Le boss et le médecin sont en conversation. Le toubib est assis sur la table d'auscultation tandis que le dabe occupe un tabouret bas sur lequel pourtant il paraît aussi à l'aise que dans son fauteuil directorial.
Les deux hommes sourient en m'apercevant.
— Voilà votre complice, cher ami, fait le toubib, je vous laisse bavarder.
Il nous serre la louche et s'esbigne discrètement.
— Quoi de neuf ? demande le Dirlo en lissant ses gants gris perle posés a plat sur son genou.
— J'ai des fourmis dans les jambes, patron.
— Mais à part ça ?
— A part ça, zéro ! Notre homme est tellement mal en point qu'il est pratiquement impossible de lui faire la plus petite conversation.
Le Vieux fronce les sourcils et ramasse ses gants pour s'en fouetter le mollet.
— Il faut cependant arriver à un résultat, tranche-t-il durement.
Je frotte mes joues râpeuses et me juche sur la table métallique qu'occupait naguère le docteur.
— Si vous voulez mon avis, monsieur le directeur, c'est le type qui va arriver à un résultat. Et ce résultat, ce sera la morgue de l'hôpital. Il n'a pas pour deux jours d'autonomie dans le buffet !
— Exactement ce que prophétise le Dr Badouin !
J'ai une courbette satisfaite. Je suis heureux de constater que mon diagnostic s'aligne sur celui de cette sommité médicale.
Le Vieux fourre ses gants dans son chapeau et dépose le couvre-chef (c'est le cas de le dire) sur un plateau émaillé supportant d'étranges instruments, il déboutonne son veston et puise dans une poche de son gilet. Il en retire le plus minuscule flacon que j'aie jamais vu. Ce dernier est à peine plus gros qu'un haricot sec. Le boss le fait tournicoter un instant entre le pouce et l'index comme pour mirer des présages dans le liquide verdâtre qui s'y trouve. Puis il me le tend.
— Aux grands maux les grands remèdes, décide-t-il.
J'ai déjà pigé. Un léger frémissement parcourt ma dextre lorsque je m'empare du menu flacon.
— Quelle est la dose prescrite, docteur ? demande-je d'une voix qui s'efforce de paraître négligente.
— Tout le contenu, murmure-t-il sans presque entrouvrir ses lèvres minces.
— Vous me faites faire de drôles de choses, ne puis-je m'empêcher de soupirer.
— Ce n'est pas moi, ce sont les circonstances, San-Antonio. Pour calmer votre conscience, laissez-moi vous faire remarquer que, selon votre propre estimation, cet homme est perdu !
— Ça risque de… heu… précipiter les choses ?
Il se lève, rafle son chapeau et le tient dans son bras arrondi, comme s'il s'agissait d'un gros nid où un oiseau rare couverait des œufs délicats.
— Franchement, je suis incapable de vous le dire, mon cher. Tout ce que je sais, c'est que cette drogue rend les gens loquaces. Extrêmement loquaces. Elle provoque une espèce de délire.
Tel le vaillant Saint-Cyrien enfilant ses gants avant l'attaque, mon honorable patron commence de passer les siens, doigt par doigt, avec cette méticulosité qu'il apporte à tous ses actes.
— San-Antonio, reprend-il, il faut lui administrer ceci pendant qu'il peut encore parler, tant pis si ce… stimulant doit abréger sa vie de quelques heures, il importe que nous sachions l'objet de son voyage en Europe, des intérêts…
— Supérieurs ? propose-je, en le voyant hésiter, car je connais parfaitement son vocabulaire.
Son visage s'éclaire quelque peu.
— C'est cela : supérieurs, s'empresse le Vioque ; des intérêts supérieurs sont en jeu, San-Antonio.
J'acquiesce.
— Je vais faire le nécessaire, patron.
— Ne tardez pas. J'ai l'impression que ça urge.