Conscient du bien-fondé de la réclamation, le messager impose silence et ajoute :
— Ji manquerais à tous mes devoirs, si ji saluais pas li compagnon de voyage di sir Dezange. Son précieux collaborateur, en venant z'ici, ajoute une couche di gloire sur la tartine d'honneur qui nous y offerte.
Re-bravos.
Je m'avance pour répondre, mais Bérurier s'empare du micro (lequel, je le note au passage, n'est relié à rien et se trouve là en simple qualité de figurant).
Il a la pommette enflammée et le regard suintant, le Gros.
— Messieurs et messieurs, attaque Béru (car aucune femme n'est présente à cette cérémonie d'accueil), la façon espontanée et magistrale dont à laquelle votre gars ici présent vient de me passer la brosse, non seulement en tant que secrétaire du pelé ni pote hanse hier, mais en tant que moi-même, me touche profondément. J'eusse aimé, continue le Disert, en se tournant vers l'homme au gibus, apporter trois fleurs à votre dame pour dire de marquer le coup ; mais vous savez ce que c'est ; les bagages à faire, l'avion à prendre, les circulations de l'encombrement, une dernière bonne manière à bo-bonne histoire de lui faire le plein avant de partir, brèfle, j'ai omissionné.
Il se fouille, sort un billet de dix francs suisse de sa fouille et ajoute en le tendant au messager.
— Voilà pourquoi vous me feriez plaisir en lui achetant une bricole de ma part avant de rentrer chez vous.
L'émotion s'empare de l'assistance devant ce geste si élégant. Le mentor se jette en sanglotant sur la poitrine de Béru. Il bredouille qu'il n'oubliera jamais et qu'il gardera le billet pour son usage personnel vu que ce sont plutôt ses vingt-trois femmes qui lui font des cadeaux.
Enfin, dans une atmosphère de kermesse, nous nous dirigeons vers le téléphérique afin de terminer notre descente sur la capitale, dont les toits de paille scintillent tout en bas, dans une vapeur bleutée.
Le téléférique est hérissé d'oriflammes. Comme il ne comportait pas de sièges, on y a installé deux pliants d'honneur. Béru, du premier coup de miche fait craquer la sangle de retenue du sien et se retrouve sur le plancher ; mais l'incident reste plaisant et amuse tout le monde, le Gravos y inclus.
Tandis que la descente s'effectue (très lentement car la cabine est mue par la seule traction humaine. En haut il y a huit cents préposés qui laissent couler le câble dans leurs mains caleuses), le messager de la reine nous donne des précisions sur Obsénité-Atouva. Un vrai petit guide noir, ce gros sac à charbon. Il nous raconte sa capitale en long, en large et dans sa périphérie. Quatre mille habitants, tous de race noire, excepté le consul de Suède. La plupart d'entre eux appartiennent à la religion pollueuse. Le catholicisme faillit s'instaurer dans l'archipel au début du siècle, malheureusement, des bergers de lézards arriérés et ayant un coupable penchant pour les friandises apprirent que le missionnaire avait du diabète et le consommèrent.
L'élevage du lézard mis à part, une seule industrie est pratiquée dans l'île de Merdabéru : le tissage de la peau de banane. Des caboteurs déchargent d'importantes quantités de ces fruits à Obsénité-Atonva. Leg Obso-atouvabiens les décortiquent, jettent l'intérieur de la banane à la mer et en font sécher la peau afin de récupérer la fibre de cette dernière. Ils la tissent ensuite et obtiennent une espèce de rabane fruste dont on se sert pour confectionner des sacs destinés au transport exclusif des bananes. Ces sacs étant considérés comme emballage perdu, c'est dire si cette modeste industrie est rentable ! Le chômage est absolument inconnu à Merdabéru. Le standard de vie y est plus élevé que dans les autres îles des Malotrus. Chaque citoyen a ses sandales (alors qu'avant la dernière guerre, seuls les notables privilégiés en possédaient), dans chaque famille on trouve un phonographe et une bouteille thermos, ce qui prouve qu'on n'arrête pas le progrès et que le confort déferle sur les régions les plus isolées.
Parvenu au pied du mont Pasikonksa, une somptueuse Rolls-Royce s'avance vers le marchepied d'honneur. Ce n'est pas une Rolls comme les autres puisque sa carrosserie est en or massif et qu'elle ne comporte pas de roues. Les rues d'Obsénité-Atouva sont à la fois trop abruptes, trop étroites et trop mal pavées pour permettre à une voiture normale de circuler, aussi celle-ci est-elle constellée de mancherons gainés de velours grenat, ce qui permet de la porter à dos d'hommes.
Un chauffeur en grande tenue nous ouvre la portière cérémonieusement. Nous prenons place, tous les trois en grandes pompes (Béru et le messager chaussent du 46), ensuite de quoi le chauffeur va se mettre au volant et fait tourner le moteur au ralenti. Tout au long du trajet, il mettra les clignotants et klaxonnera dans les virages. La lenteur de notre déplacement nous permet de découvrir la beauté insolite de cette ravissante ville extrêmement basse de plafond puisque, de conception troglodyte, ses plus hauts buildings n'ont qu'un rez-de-chaussée. Une foule frénétique se bouscule le long du parcours, qui agite des petits drapeaux britanniques en criant à gorge déployée :
— Vive la bombe atomique !
M'est avis que la propagande du palais a fait son boulot, les gars. Béru est également de cet avis puisque, revenant à notre téméraire mission, il me coule dans le tube acoustique :
— Je crois que ça va être duraille de renverser la vapeur, Mec. Je vois vraiment pas comment t'est-ce qu'on pourra faire revenir la reine sur la décision de signer avec les Rosbifs.
— Attendre et regarder, réponds-je, ce qui est une manière franco-britannique de s'exprimer.
— Comment ti trouves li capitale ? s'inquiète le messager de la reine.
— Very belle, mon pote ! rétorque Béni. Faudra qu'un de ces quatre j'y vinsse en vacances avec ma bergère, y a des hôtels pas chers, dans le patelin ?
— On va en construire un avec li sous di traité, affirme l'important personnage. Notre pays, l'est en plein nixpension.
Il nous montre une immense case de forme ovale :
— Ici, ti as li Faculté di Lettres.
Effectivement, des étudiants nous adressent des grands gestes depuis les fenêtres de l'établissement.
— Quels diplômes ont les garçons qui sortent de là ? m'informé-je.
Il accordéonne son front, réfléchit un instant et affirme avec importance :
— Comment ti dire ? C'est mîme chose li certificat des tudes en Neurope. Mîme chose pareil ! Là, ajoute-t-il, en désignant une autre case dont seul le toit émerge du sol rocailleux, ti as l'hôpital des éléphants malades où c'est que la reine l'a été repérée de la prostate y a deux ans !
La reine opérée de la prostate ! m'exclamé-je, mais les femmes n'ont pas la prostate !
Le messager se renfrogne.
— Notre reine, c'est même chose qu'un roi, tranche sèchement notre cicérone.
Il reste un instant silencieux, choqué par mon exclamation. A cet instant, nous passons devant une modeste habitation de torchis sur laquelle une plaque de marbre est fixée, qui indique :
— Dans cette maison, le grand savant Houlaksécho inventa l'eau chaude en 1934.
La foule se fait de plus en plus dense et danse de plus en plus. Le sévice d'ordre (ici les agents sont armés de fouets) a beaucoup de peine à comprimer la populace.
Nous débouchons sur la place du parlement, modeste de dimensions, mais belle de proportions, je crois vous l'avoir précisé naguère et plus haut. Un monument intéressant pour un amateur de bizarreries est érigé en son centre. Il représente une paire de pieds nus. Notre guide m'explique que cette œuvre est consécutive à un malentendu. La reine Kelbobaba avait commandé la statue en pieds de son défunt mari, le prince Lokdu. Se méprenant, le sculpteur de la cour n'a exécuté que les nougats ; ces derniers étant criants de vérité (il ne manque pas un durillon, pas un ongle incarné à leur reproduction de bronze). Sa Majesté décida de conserver tel quel le monument.