Béru, un instant médusé, se penche sur la margelle de mon oreille et laisse tomber :
— Tu parles d'une entrée, mon pote ! C'est une comtesse d'Emile et une nuit, c'te reine !
Les pompistes se relèvent et se taisent. Les vierges s'écartent. Les porteurs amènent la litière au milieu de la salle du trône et le vieillard-coltineur de sceptre annonce d'une voix perçante :
— Sa Gracieuse Majesté, la reine Kelbobaba ! Impératrice des mers du Sud ! Gardienne des récifs de corail ! Souveraine des îles Malotrus ! Amirale de la flotte ! Générale en chef désarmée ! Membre de la laque à demi française ! Commandeuse de l'ordre du Lézard ! Chevalière de la figue de barbarie !
Et tous les suivants, toutes les suivantes de hurler en un seul cri :
— C'est elle !
Un peu comme au palais des sports lorsqu'on présente les adversaires.
Notre mentor incline la tête. Nous l'imitons, va que nous ignorons tout du protocole malotrusien et que nous préférons aligner notre comportement sur le sien.
Le vieillard au sceptre crie alors :
— Gloire à notre reine bien-aimée !
Et tous reprennent :
— Gloire à notre reine bien-aimée !
Nous nous redressons tandis que les vierges écartent les voiles de la litière. Nous avons hâte de découvrir la polissonne souveraine, grande organisatrice de parties fines. J'espère Antinéa, Nefertiti, une espèce de Monna Lisa noire. Depuis le début de cette peu banale affaire, je l'ai complaisamment idéalisée, la potentate des îles Pacifique ! Je la veux Astrid basanée, je la souhaite belle, glorieuse, triomphante, encore jeune, altière, romantique, envoûtante et, pour tout dire : légendaire.
Vous l'avouerais-je ? Je ressens un petit pincement au palpitant. Les gonzesses parviennent toujours à me plonger dans un état de semi-transe. Y'a qu'elles qui, sincèrement, me fassent vibrer. Je les préfère à Beethoven, à Van Gogh, à Balzac. Elles ! Avec leurs lents regards, leurs énigmatiques sourires, leurs délicats parfums, leurs soupirs qui sont déjà comme des bruits d'amour.
Je regarde. Béru regarde. Nous conjuguons de conserve le verbe regarder. Nous y mettons nos quatre prunelles, nous nous déplaçons sur nos orbites, tout notre individu s'irise.
Je me coagule, me pétrifie, me solidifie, les gars. Ça se recroqueville dans mes intérieurs. Je sens que ma bouche s'entrouvre toute seule comme une huître au soleil.
Ce que je vois, sur la litière, c'est pas une reine, c'est une vache. Pire : une éléphante, une baleine, un amas, un incoercible monceau de graisse.
Elle doit peser dans les trois cents livres, la souveraine. Elle est monstrueusement flasque. Elle tremblote, elle frémit, elle s'étale, se répand. Elle est ignoble. Elle est abjecte. Elle n'a pas d'âge, pas de tour de taille, pas de formes. C'est un volume fruste, un déchargement en vrac. Qu'est-ce que je racontais ; trois cents livres ! Trois cents kilogrammes, oui ! D'ailleurs ça n'est plus pesable, un truc pareil ! Plus contrôlable ! Il ne sert plus à rien de le vérifier, de le cataloguer. C'est énorme, hideux, et ça existe, voilà ses dernières caractéristiques.
Imaginez une barrique de gélatine noirâtre… Ça porte une robe de velours vert. C'est une colline de bidoche avariée. Ça remue de l'intérieur, comme l'Etna. La plus honteuse des fermentations. Cette fermentation, c'est ce qui lui reste de vie. Le ventre ? Bougez pas, je vous le résume : le mont Ventoux ! Les seins ? Les monts d'Auvergne. Mais le pire, le summum de l'abomination, l'horreur totale, le délire cauchemaresque, c'est la physionomie de la reine. Grosse comme une lessiveuse, qu'elle est, sa bouille, à mémère. Maflue, bajouteuse, triple-mentonneuse, boursouflée, soufflée, pendante, flasque, lourde, des joues comme des petits sacs de farine. Un nez épaté, avec des narines tellement béantes que les otorhinos se fringuent en spéléologues pour lui mater les végétations, des lèvres épaisses, craquelées, violacées et que sa respiration laborieuse garde ouverte. Des dents écartées, semblables à des crocs, terrible grille qui protège une langue follement écœurante. Des yeux exorbités, dont le blanc est jaune, le jaune rouge et les paupières insuffisantes. Des cheveux décrêpés qui se plaquent comme des algues mouillées sur sa devanture. Ajoutez à ce tableau des petits bras en ailerons de pingouin, et vous obtiendrez l'être le plus terrible, le plus monstrueux qui se puisse engendrer. M'est avis qu'elle doit avoir un hippopotame dans son ascendance, Kelbobaba, c'est fatal. Un gorille aussi, sûrement. Et peut-être, à quelques générations de là, un cachalot. C'est le produit de l'accouplement de Jonas avec sa Baleine-H-L-M.
Elle nous dévisage de son regard taillé dans la masse.
Je me sollicite, me force. J'initiative :
— Je prie Votre Majesté de bien vouloir agréer l'hommage de mon plus profond respect, récité-je.
Et je file un discret coup de coude à Béru. Il était dans les vapes, le Baby Food[13]. Mais il se reprend :
— Idem au cresson, Ma Majesté, bredouille l'Enflure (comme il semble fluet, le soi-disant Gros, comparé à la reine).
Il ajoute, en s'obligeant à sourire :
— On peut dire que vot’ royaume n'est pas à la porte à côté, mais quand on vous aperçoit, ma chère jesté, on ne regrette pas le voyage. J'espère qu'on vous dérange pas ?
Elle nous octroie un nouveau regard, plus pesant que le précédent. Puis ses vierges se précipitent et l'aident à s'extraire de sa litière.
Sur pied, le monument est beaucoup plus terrifiant. Le poids de ses nichemars, mal compensé par celui de son dargif, l'entraîne en avant, Kelbobaba. Soutenue par les jeunes vierges dont les petits seins drus nous agressent, elle gravit les degrés de son trône et s'affale entre les deux éléphants qui, tout à coup, sont ramenés à des proportions bibeloteuses.
Un grand silence se fait. Lorsque la souveraine est assise, tous les assistants se mettent à genoux, les fesses sur leurs talons. J'hésite à les imiter, mais je me dis que ma dignité de plénipotentiaire est incompatible avec cette position, aussi reste-je debout, en une sorte de garde-à-vous respectueux.
— Soyez les bienvenus à Merdabéru, ma capitale, déclare enfin la reine. Je suis heureuse de vous y accueillir, sir Dezange.
Sa voix, bien qu'un peu fluette, est la seule chose relativement humaine qui subsiste en elle.
Elle ajoute :
— J'ai été très touchée par le délicat présent que vous m'avez fait. Ces esclaves blanches sont fort belles.
Tiens donc, elle a déjà réceptionné le cheptel, Mémère.
Mon estimable camarade Alexandre-Benoît Bérurier se croit obligé de placer son grain de sel.
— Je peux certifier à vot' majesté qu'elle en aura que des compliments. J'ai personnellement moi-même espérimenté ces demoiselles, et je vous certifie que, question du zim-la-boum, elles ont droit aux félicitations du jury.
— Nous verrons, assure le tas de bidoche. Nous verrons. « Les Malotrus sont en plein développement et l'amour fait partie des réformes entreprises. »
— Pourquoi t'est-ce que, Ma Majesté ? s'exclame Béru. Vous voudriez dire que vos nanas sont pas des frivoles ?
— Hélas, hélas, hélas ! clame la voix fluette de Son Obésité. Les filles de chez nous sont frigides, mon ami, et il s'ensuit une désaffection du Malotrusien pour la Malotrusienne. Contrairement aux autres peuples qui croissent, le nôtre est en voie de disparition et je veux remédier coûte que coûte à cet état de choses. L'éducation sexuelle de nos jeunes filles est nécessaire.
Le Mastar hoche la tête et affirme en désignant les vierges :