L'unique porte du torturorium est épaisse comme un matelas de campagne, en acier pur fruit, avec verrous extérieurs plus épais que mon bras. Quant au trou d'aération, il est pourvu, tout là-haut, de barreaux mis en croix pas dégueulasses du tout. J'ai un peu l'impression de chiquer au comte de Monte-Cristo, Béru interprétant le noble rôle de l'abbé Faria. Quand je vous le disais qu'on versait dans Dumas père, mes bons aminches.
— Ils auraient pu nous laisser croquer le dessert, lamente le Lugubre. J'aime pas me tailler de la table avant les pousse-caouas !
— En fait de pousse-café, on aura sûrement droit au verre de rhum, prophétisé-je ; t'as entendu ce qu'a dit le vieux crabe ? Nous allons passer en jugement, être condamnés et exécutés…
— Ce sale Rosbif ; c'est de ta faute, aussi ! bougonne Sa Rondeur.
— Ma faute !
— Au lieu de le mettre en pension chez ton vieux malfrat-rentier, tu lui aurais coulé une praline dans le citron, une bonne pierre aux gambettes, et vlouff dans le Léman, on serait nainaises, moi, en train de caracoler dans le private-galipettes-room de la Majesté. Elle avait beau s'offusquer, ça rendait que tu peux pas t'imaginer, elle et moi. J'avais ma canne entortillée à la sienne comme du lierre après un sapin, mon pote ! C’t’un signe d'encouragement, non ? Une prime à la patience, je suppose ? La nana qui se laisse toupiller les échasses sous la table, crois-en ma vieille expérience, elle est partante pour la grande farandole plumassière, c'est couru. Déjà qu'elle m'a bombardé vice-baron dans la foulée, ça voulait tout dire, non ?
— Je me demande ce qui a bien pu se passer en Suisse !
— Moi pas ! Dès qu'on eûmes tourné les talons, ton pourri de Burny est allé délivrer ses pensionnaires. Et il a dû faire fissa pour que les voilaille aux Malotrus avec seulement quèques heures d'intervaux sur nous !
Un court silence nous disjoint. Et puis le Gravos soupire :
— Ah ! si seulement je pourrais baratiner Kelbobaba, je parie que ça s'arrangerait, nos bidons. J'avais la manière avec cette femme. Satiné, chez moi, l'art de causer aux voluptueuses. Parce que, tout ce qu'elle nous bonnit sur l'éducation sexuelle de ses adjectifs[22], c'est de la mauvaise farine de lin, mon pote. Mémère a besoin de se ramoner le veuvage, ça se sent. Elle se rabat sur le côté voyeur, mais au lieu de la calmer, ça ne fait que lui passer les sens à la lampe à souder.
Un nouveau silence méditatif et A.-B. demande :
— Qu'est-ce tu crois qu'ils vont nous faire ?
— Rien de très gentil… T'as maté un peu le matériel ? ajoute-je en désignant un louche attirail au fond de la grotte.
Je distingue un chevalet, des outils barbares, une forge, des brodequins, une série de pals et les œuvres complètes de Jules Romains.
Tout en supposant, en regrettant, en appréhendant, en échalaudant, en devisant et en soliloquant (avec rictus), nous laissons passer le le temps. Pas moyen de le stopper, celui-là. On est tous charriés dans cette débâcle glaciaire. Même après nous, ça continue. La vérité est qu on ne meurt pas puisqu'on se trouve toujours au cœur du même mouvement, embarqués dans le superbe voyage intersidéral, tueur de néant. Mort ou vivant, on continue d'être malaxé par les secondes qui gouttagouttent. Ça fait peur et ça rassure. La mort n'est qu'un changement de compartiment : on reste dans le même train !
Soudain, le bruit d'une cohorte dans l'escalier, la porte s'ouvre devant une armada de vilains. Sur nous, donc, cette troupe s'avance, et porte sur son front une malle assurance.
Le devin Nikola marche en tête. Derrière suit le conseil des Sinistres, le président de la chambre des Réputés et celui du Séné (lequel chose curieuse, est un Blanc métissé des îles Pranmoatou). Ces personnages sont graves et doctoraux (Noriscausa). Des guerriers en armes de l'attribut des Con-Plé-Mando-Bjé (une des plus redoutables) les escortent.
Le devin Nikola vient jusqu'à nous. Il frappe par trois fois le sol avec le manche du sceptre et déclare :
— Le conseil suprême s'étant érigé en tribunal d'exception vient de vous condamner pour espionnage, atteinte à l'absurdité de l'Etat (je veux dire, à la sûreté de l'Etat), usurpation de fonctions, abus de pouvoir, crime de lèche-majesté (je veux dire de lèse-majesté), tentative de corruption, violation de palais, haute et basse trahison…
— Prends ton souffle, pépère, recommande Béru, et garde le reste pour la prochaine fois.
Le devin le fustige de son regard en forme de crachats.
— Silence ! Le tribunal, en sa grande sagesse, sa parfaite équité et son sens profond de la justice, vous condamne à la peine de mort et ordonne que la sentence soit exécutée sur-le-champ.
Dites, on est un peu expéditif à Obsénité-Atouva. Les jugements hors la présence des accusés, les sentences immédiates, c'est du travail rapide. Célérité, discrétion.
— Ça consiste en quoi ? demande Béru sans s'émouvoir.
— L'exécution ? demande Nikola.
— Oui.
— Ordinairement, les condamnés de droit commun sont écartelés, révèle le devin (qui a de la bouteille).
— Ç'aurait t'été assez mon genre, moi qui me mets toujours en quatre pour les copains, gouaille l'Hilare (de cochon).
— Mais étant donné l'aspect diplomatique de votre affaire, vous allez être simplement décapités, termine le vieillard.
« Gardes », continue-t-il, « exécutez ces deux hommes par le glaive.
La promptitude et la stupidité des événements me laissent pantois.
— Vous ignorez qui nous sommes ! m'égosillé-je.
— Absolument pas, rétorque le vieux filou. Vous êtes deux policiers français, nous avons percé jusqu'à vos véritables identités. Votre nom est San-Antonio, et votre grade : commissaire. Cet individu qui se permettait des familiarités avec notre glorieuse souveraine est un dénommé Bérurier.
— Vous ne redoutez pas des incidents diplomatiques graves avec la France, à la suite de nos deux assassinats ? Car il s'agit d'assassinats !
Le barbichu secoue sa bavette de poils.
— C'est plutôt la France qui entendra parler de vous. Car vous êtes les meurtriers de notre ministre des Affaires étrangères, son Excellence Tabobo Hobibi dont vous avez pris la place afin de rencontrer sir Dezange et de saper nos accords en cours.
Agacé, il frappe encore du sceptre.
— Gardes ! Vite ! La justice de Sa Majesté ne souffre pas de retard !
Les colosses aux torses couleur d'ébène s'emparent de nos personnes en deux temps trois mouvements (quatre au plus).
Ils nous entraînent vers le fond de la salle.
— Admirez la clémence de Sa Majesté, poursuit la vieille frappe, on va seulement vous couper le cou. Il m'aurait appartenu de décider seul, je vous aurais arraché chaque parcelle de chair avec des tenailles rougies !
Je reconnais bien là la mansuétude de la reine Kelbobaba, dis-je. Veuillez la remercier pour nous.
— Il en sera fait selon votre dernière volonté, déclare sans humour le devin.
Il montre Béru :
— Commencez par lui !
Ma parole, c'est pas de la frime. Ecoutez, se faire sectionner le cigare dans une grotte, en plein Pacifique, y a de quoi perdre la tête, non ? Et le plus fortissimo de caoua, c'est que moi qui vois toujours la feinte à Jules dans les circonstances dramatiques, eh bien ! en ce moment, je vois rigoureusement bezef, les gars.
Il y a une vraie armée entre nous et la porte. Nous sommes vigoureusement maintenus par des gorilles athlétiques, et la décapitation est immédiate. C'est ce qu'un commentateur de la télé appellerait une conjoncture néfaste.