— Je m'étais pas annoncé ici sans ma trousse à pharmacie, déclare le Mastar en brandissant une bouteille de juliénas.
— Pas du vin tout de même, proteste-je en versant subrepticement la drogue du Vieux dans un verre.
Mais je m'aperçois que le liquide est vert et qu'il dégage une odeur plutôt infecte. Je sais bien que le « patient » n'est guère en état de s'en formaliser, pourtant du vin constituerait un véhicule plus discret pour lui administrer la potion magique. Je masque de la main le fond du godet et je présente celui-ci au goulot que Bérurier braque comme une mamelle généreuse.
— Très peu ! enjoins-je.
Il laisse tomber une facile rasade.
— Ce garçon a besoin de calories, mon pote !
Ayant dit, il s'octroie une lampée de pichetegorne et planque sa boutanche. Nanti du godet, je me penche sur Tabobo Hobibi.
— Soif, murmure-t-il encore.
Ses lèvres consumées par la fièvre s'ouvrent sur des dents couleur de vieil ivoire.
— Soulève-le pour qu'il puisse boire ! ordonné-je au Gravos.
Le Mastar obéit, mais au moment précis où je porte le verre aux lèvres du blessé, la formidable voix d'Attila nous fait sursauter !
— Qu'est-ce que vous foutez !
J'en perds mes moyens. Ah ! je ne suis pas fiérot, je vous jure ! Ce que je suis en train de faire correspond à unassassinat pur et simple, n'ayons pas la trouille des mots !
— Vous n'alliez tout de même pas donner du vin à ce malade ! tonne la sœur.
Béru récupère plus vite que moi parce qu'il ignore le côté machiavélique de l'opération.
— Qu'est-ce que vous allez vous figurer là, ma sister ? roucoule-t-il. On trinquait juste à sa santé, à cepauvre biquet !
Il me prend le verre d'un geste brusque et porte un toast rapide au ministre.
— A ton éperon établissement, camarade ! dit-il.
Et, avant que j'aie eu le temps d'intervenir, il a avalé le contenu du godet. Avouez que pour un tour de vicomte c'est carrément un tour de comte ! J'en ai les crins qui se hérissent, les tripes qui se nouent, la langue qui se déshydrate. Ça tourbillonne sous ma coiffe à la vitesse d'un gyroscope. Tout m'assaille en même temps ! Quel effet va avoir la drogue sur le Gros ? Impossible de prévenir le toubib de ce coup mijoté par le Vieux, il admettrait pas, sa conscience professionnelle, vous pensez… Et le ministre qui agonisote gentiment ! Et j'ai plus de potion pour luidéverrouiller la menteuse ! Et sœur Attila des Anges qui renaude comme si on lui cloquait la main au valseur !
— Du vin ! Où avez-vous pris du vin ? tonne l'infirsœur.
— Je vais vous expliquer, ma frangine, bavoche Sa Majesté dont le regard brille inquiétement. C'est un flacon échantillon que je viens de retrouver dans la poche de mon pyjama. Un tout petit flacon… Du quinquina. Une réclame. Un porte-clé qui faisait bouteille. J'ai voulu goûter…
Il porte la main à sa tempe.
— Mais qu'ai-je ! théâtrase-t-il. Qu'ai-je donc, b… de m… de n… de D… de f… !
Il se laisse tomber sur le lit de Tabobo Hobibi qui en geint de douleur subconsciente.
— La tronche en feu, sœur Marie de Solange ! Ça me picouille dans les côtes… Je vois du bleu, du vert !
— Dites, vous avez fini vos simagrées, espèce de sale poivrot ! s'emporte la garde (chiourme) malade.
Je me précipite.
— J'ai l'impression qu'il a une crise, ma sœur, il faudrait avertir le docteur !
— S'il a une crise, ce gros sac à vinasse, c'est d'éthylisme, aboie la moustachue.
Mais, tandis que nos diagnostics s'affrontent, s'opposent et se neutralisent, Bérurier continue de délirer.
— Je vous ai berluré, sœur Mairie de Vanves ! J'ai une boutanche de beaujolpif planquée sous mon matelas ! Et puis faut que je vous annonce qu'on vous a surnommée Attila, mon pote et moi, consécutivement à vos manières de vieille bourrique.
Il sanglote :
— Et aussi, sœur Marée de Vidange, pour rien vous cacher, lui z'et moi, on est deux poulets. Pas plus malades que les mecs de l'équipe de France de rugby ! On chique les mal en point uniquement pour tirer les vers du naze au pauv' négus qu'est là à claboter. Ce gus, sœur Mardi de décembre, il s'est fait poignarder sous un faux blaze. Il est venu en Europe pour démission de conscience, je veux dire pour des missions de confiance… Il agonise et on est là, à le questionner comme des sagouins, sœur Maquis des Andes. Deux ordures, voilà t'est-ce que nous sommes, moi et le commissaire San-Antonio, ici présent. On fait un métier de fumiers, sœur Marquis de Saintange !
Il hoqueté. Ses yeux, sa bouche, son nez sont des geisers qui évacuent sa peine et sa contrition. La digne religieuse en est abasourdie. Quant à moi, San-A, je me distribue tellement de blâmes qu'il faudra que je loue le Grand Palais si je veux les exposer tous. C'est la grande débâcle, mes chéries ! Le démantèlement absolu d'une affaire. Jamais enquête n'avorta aussi lamentablement. Je sombre dans le ridicule et la déchéance professionnelle.
Mais, intarissable, superbe dans sa confession publique, l'abominable, le minable Béni enchaîne :
— Toute ma vie, sœur Manie Etrange, je m'ai comporté comme une salope. Si je vous disais, Berthe, ma chère épouse, la paire de cornes que j'y fais porter ! Et la mesquinerie dont j'agis en ce qui la concerne. Tenez, mon traitement, sœur Maraie me Démange, j'ai pas dit a Berthy un mot de la dernière augmentation. In the Pochette, tout pour la picole. Car, vous avez raison : j'sus t'un poivrot interverti ! Un alcoolique du dernier et du 45 degrés, sœur Maudite Orange. Mauvais époux, mauvais fonctionnaire, mauvais camarade. Si je vous avouais que cézigue, mon meilleur ami, pas plus tard que l'autre jour, au restaurant, pendant qu'il téléphonait, j'y ai bouffé la moitié de sa saucisse de Toulouse. Et éclusé son carafon de Côtes du Rhône, sœur Magie des Anges ! Mais il y a pire que tout, sœur Mari me Dérange : aux dernières élections j'ai voté contre !
Il s'abat sur la poitrine du pauvre ministre qui gémit de plus belle et dans son dialecte maternel. Il lui pleure dessus, Béru, avec abondance et frénésie. Il le mouille, le sale, le dilue.
— Mon pauvre négus, va ! On peut dire que t'agonises dans de tristes conditions ! Venir mourir entre les deux guenilles que nous sommes, comme le Jésus entre ses deux lardons, toi qu'es né sous les cocotiers, c'est pas de bol. Finir dans la terre glaise du Père Lachaise c'est mesquin quand on a eu des palais, des laitues, des éviers et des palétuviers plein son potager. Je te la dorloterai ta tombe, mon biquet. Je te le jure devant la sœur Attila des Anges. Un jardin japonais je t'y mettrai dessus, parole ! Avec des cactus et des petits ponts en porcelaine, mec !
— Il est en plein delirium ! décide la religieuse, et elle taille pour chercher du renfort.
Moi, je reste prostré sur mon plumard.
— Avec tout ça, t'as rien biberonné, mon pauv' loulou, lamente Béru. Bouge pas, tu vas lichetrogner un bon coup de rouquin, manière qu'on se quittasse en beauté.
Il retourne chercher sa boutanche, arrache le bouchon avec ses dents valides et place le goulot entre les lèvres exsangues de Tabobo Hobibi. Le blessé boit goulûment. Ainsi devait-il malmener le sein maternel à sa naissance. Il boit, il boit ! Il n'étanchera jamais sa terrible soif. Je devrais intervenir, je n'en ai pas le courage. Des trois, c'est sûrement moi le plus faible, le plus détruit.
— Malheureux ! Assassin !
C'est sœur Marie des Anges qui radine, flanquée d'un infirmier athlétique.
— Et vous qui laissez faire, espèce de triste individu ! Mais qu'est-ce que c'est que ces bonshommes, fan de pute !
Ils arrachent la bouteille du Gros, ils ceinturent le Mastar et l'entraînent vers des régions camisoleuses où le gardénal doit couler à flots.