— Oh ! dis, la Lumière de la Poule, moule-moi un peu. C'est pas parce que je suis noircicot qu'il faut me prendre pour un esclave !
Nous optons pour le restaurant le plus gastronomique du complexe Intermondial et Béru s'empare du vaste menu, comme un naufragé d'une épave. Il l'ouvre avec un tel recueillement qu'il me semble ouïr des bribes d'orgue par-delà le brouhaha capiteux de la salle luxueuse.
« Le foie gras des Landes, le pâté de caille aux raisins, le…
Je le laisse réciter sa prière pour mater attentivement les convives qui nous entourent. Je tâche à repérer ceux que Béru semblerait intéresser ; mais je dois reconnaître que personne ne fait attention à nous. Sans être à proprement parler une ville cosmopolite, Genève est un baut-lieu de rencontre et des visiteurs de toutes races s'y côtoient. Béru est peut-être le seul faux Noir du restaurant, mais il n'est pas le seul Noir. Toutes les couleurs de peau sont représentées : du jais le plus luisant au blanc le plus laiteux, en passant par le jaune, l'ocre, le vert, le gris et le vert-de-gris.
« … la poularde du chef, les rognons flambés, les ris de veau à la crème, la côte bœuf persillée… Je vais prendre une côte de bœuf, décide le Gros, car tout compte fait c'est plus avantageux qu'une côte de veau. »
Une flaque de salive souille le menu.
— Tu ne vois pas que la côte de bœuf c'est pour deux personnes ! avertis-je.
— Eh bien ! j'en prendrai deux, vu que je mange comme quatre ! riposte Monsieur-la-Tortore. Et je commencerai par un pied de porc sauce madère, pour dire de colmater mes dents aux caries avant la grosse offensive !
Comme il fait signe au maître d'hôtel, un chasseur s'annonce, brandissant une ardoise encadrée de velours rouge et pourvue d'un timbre de bicyclette que l'employé actionne afin de solliciter l'attention. Il va de table en table en montrant le rectangle noir sur lequel une main consciencieuse a tracé à la craie jaune, et en caractères d'imprimerie : « Sir Harry Dezange ».
— C'est pas pour nous, mon pote ! dit plaisamment Bérurier au chasseur lorsqu'il passe à notre portée.
Il est tout Joyce, le Gravos, au seuil d'un bon repas. Ça le stimulé de bas en haut, la bouffe. Ça l’euphorise, le galvanise. Il devient tout poisseux de mansuétude, Bérurier. Il a des trémolos dans le tube digestif, des frissons dans l'estomac, de la musique dans le gros côlon, des chatouillis sur le pancréas, du velouté dans la vessie, des palpitations dans le rectum. Il est superbe et généreux, il pense aux petits Indiens faméliques, il leur dédie ardemment sa jaffe à venir, il la leur bénédicitise. Après le repas, il récitera les Grâces (ou plutôt les grasses !). Les Grâces, c'est en somme le bicarbonate de soude de la prière, n'est-ce pas ? Son suc gastrique caramélise, au Dodu.
— Et pour técoince ? s'informe-t-il.
Car, non seulement il se passionne pour la pitance, mais il se penche de surcroît sur la vôtre, il a tellement envie de tout ce qui est comestible ! Faut le voir loucher sur votre assiette pendant qu'il engloutit le contenu de la sienne ! La nostalgie lui monte à l'œil. Sa gourmandise lui jaillit des pores. Il convoite votre nourriture au point de regretter la sienne, de l'absorber machinalement. Et puis brusquement, il ne peut plus se contrôler, le Goret. D'un coup de baïonnette magistral, il vous embroche votre médaillon princesse en s'excusant d'un furtif. « C'est bon ça ? » qui ressemble déjà au râle d'un orgasme paroxystique. La fourchette est une arme dangereuse dans la main de Bérurier. L'expression « avoir un solide coup de fourchette » fut créée pour lui. Car il mange qu'à coups de fourchette, justement !
Me voyant songeur, il pique les ultimes olives déposées devant nous. Puis il recrache les noyaux dans différentes directions et sur différentes gens, d'une bouche adroite et propulsive.
— Qu'est-ce tu gamberges, San-A ?
— Bouge pas, Gros…
Quelque chose s'agite en moi. Indécis, embryonnaire, furtif. C'est le chasseur à l'ardoise gui me l’a provoqué. Pourquoi ? Ce garçon est un jeune Italien à la chevelure calamistrée, au regard dolent de biche égarée… Je ne l'ai jamais vu auparavant… Non, ça ne vient pas de lui, cette sensation d'alerte. Cet Achtung silencieux de ma chair. Pourtant, j'ai éprouvé un étrange sentiment de « mobilisation » lorsqu'il est passé devant notre table.
En moi, des forces secrètes se sont rassemblées. Je suis des yeux le chasseur. Il contourne la grande salle, emprunte une seconde travée qui le ramène dans notre secteur.
Une seconde fois, je lis le texte de l'ardoise. Sir Harry Dezange.
— Bonté divine ! m'écrié-je très poliment étant donné le lieu sélect où nous sommes.
— Nom de D… ! répond Béru à qui ma brusquerie vient de faire avaler quatre noyaux d'olive simultanément.
Fort heureusement, le sommelier nous apporte une carafe de Fandan qui permet au Mastar de se ramoner le tout à l'égout.
— Qu'est-ce qui t'a pris de pousser cette beuglante ? me demande-t-il d'une voix reprocheuse.
— Nous tenons notre homme, Gros !
— Le mec dont avec lequel le Négro…
— Oui. Lorsque le ministre est parti dans les questches, il m'a révélé qu'il avait rendez-vous ici. Je lui ai demandé avec qui, il a balbutié : sœur Marie des Anges… C'est du moins ce que j'ai cru. En réalité il a dit : « Sir Harry Dezange ! »
— Et c'est quoi t’est-ce, ce blaze ?
— Mords l'ardoise que promène le chasseur !
Sa Majesté coule un regard sur l'objet indiqué.
— Bath, mon pote ! apprécie-t-il.
Puis il se tait, car le quidam sollicité par l'ardoise vient d'apercevoir son nom et se lève. Il ne s'agit pas du tout d'un jules du type conspirateur. Sir Harry Dezange est un grand vieillard aux cheveux couleur de neige (comme c'est joli un cliché de cette qualité !) et au teint rouge-brique. Il est très grand, très large d'épaules et, tout aristocratique qu'il paraisse, s'il ne chausse pas du 56, j'accepte volontiers de poser dans la vitrine de chez Fauchon avec du persil dans les narines. Il est attablé en compagnie d'un jeune type à tête de saurien qui, s'il lui reste un cheveu, ne peut que l'avoir sur la langue, vu que son crâne ressemble à une grosse olive verte.
Mine de rien je quitte ma place et fais un grand détour pour gagner les cabines téléphoniques.
Sir Harry Dezange vient de se boucler dans celle du fond. Je fonce dans la plus proche et je brandis mes étiquettes pour capter de l'indiscret et du croustillant, mais ces diables de cabines sont tellement bien insonorisées que si on passait la bande sonore des « Canons de Navarone » dans chacune d'elles simultanément, la préposée dn standard ne sourcillerait même pas.
Réalisant que mon opération « oreille-traînante » est inopérante, je me dirige vers la réception.
— Il y a longtemps que sir Dezange est arrivé chez vous ? demande-je au préposé dont il a été fait état plus haut.
Le brave garçon compulse son grand livre.
— Il est ici depuis avant-hier soir, pourquoi ?
— Alors c'est son cousin germain que j'ai rencontré ce matin à Paris, déclare-je négligemment.
Ce petit renseignement me confirme dans la certitude que l'Anglais est bien l'homme que nous cherchons. A présent il ne nous reste plus qu'une chose à faire : lui tirer les vers du pif, et ça risque de ne pas être commode vu que, généralement, plus les rosbifs sont vieux et titrés, moins ils sont loquaces.
En regagnant la salle à manger, je me trouve face à face avec Dezange. Il a le sang à fleur de peau. C'est le ravitailleur de sangsues idéal. Moi, vous connaissez mes impulsions ? Sans me donner le temps de sortir ma balance de Roberval de gousset pour peser le pour et le contre, j'aborde le triste Sir (car c'est visiblement pas un poilant).