Vence décrocha comme s’il avait le combiné entre les doigts.
— Vence ? C’est moi… Il faut que je voie le Grand…
— Parti…
— C’est urgent, Vence.
— Rien d’urgent. Tu lis la presse du soir ?
— Ça va, fit Mauber. Quand il rentre ?
— Pas la moindre idée.
— Vence…
— Ouais ?
— C’est important.
— Rien d’important…
Il y eut un craquement sec lorsque Vence raccrocha. Mauber regarda le combiné, le reposa lentement. Berg faisait le béton autour de lui. Presse du soir. Il alluma une cigarette, les doigts gourds. Et lorsqu’il le rencontrerait, que dirait-il ? Que les flics l’avaient chargé de se rencarder sur son compte ? Que Berg était sous haute surveillance ? Mauber tira sur la cigarette et se surprit à feuilleter la revue qu’elle avait remise sur la table basse.
On sonna à la porte, et il trouva sur le seuil la fille du métro.
Elle tendait à l’aveuglette son portefeuille et le passeport.
— J’avais jamais fait ça, dit-elle en tenant son verre à deux mains. Enfin, j’avais jamais fait ça pour les flics. Ils m’avaient serrée dans la nuit. Métro Odéon. (Elle releva la tête.) J’avais plus un rond, plus rien, pas un coin où aller… Ils m’ont dit où vous attendre.
— Qu’est-ce que tu devais faire des papiers ?
— Leur donner.
— Où ça ?
— Une boîte aux lettres, dans le dix-neuvième.
— Ils t’ont filé du fric ?
Elle sortit des billets froissés de sa poche de jean.
— Deux mille balles. Pour voir venir.
— Voir venir quoi ?
Elle retroussa les lèvres.
— C’est ce qu’ils ont dit : pour voir venir…
Mauber examina le contenu du portefeuille. Elle n’y avait pas touché, ou tout remis en place. Rien ne manquait. Il feuilleta son passeport. Avec du fric et le passeport, il pouvait s’arracher. Combien de temps courrait-il : des mois, des années, peut-être des semaines. Elle n’avait pas bu une goutte et observait un silence pénible.
— Pourquoi tu les as ramenés ? demanda Mauber.
Elle haussa les épaules, dit sans le regarder :
— J’en sais rien.
Il fit claquer le portefeuille sur son genou, insinua :
— Je pourrais ne pas t’avoir tellement à la bonne, tu sais…
Elle le regarda en face.
— Je m’en fous…
Elle avait les yeux d’un bleu très sombre, presque noirs, un assez beau visage où se lisait trop de fatigue et de jours sans soleil. Mauber jeta ce qu’il avait à la main sur la table basse. Pas besoin de lui faire de dessin. Il se servit un verre et but pensivement.
— Combien de temps que tu es sortie ?
— Quinze jours.
— Tu as tiré longtemps ?
— Quatre ans.
— Pourquoi ?
— Ils appellent ça vol à main armée.
Elle se passa les doigts dans les cheveux.
— Ça se voit tant ?
Mauber haussa les épaules à son tour. Il faisait presque nuit. Il aurait été raisonnable et prudent de la foutre dehors à coups de pied dans le cul. Avec ses deux mille balles, elle pourrait voir venir.
— Comment c’était ? demanda-t-il d’une voix sourde.
— Encore plus moche qu’on le dit… (Elle se résigna à boire son verre.) Quand je suis sortie dehors, je voyais plus clair. Il y avait personne. (Elle eut un rire saccadé.) Y avait trop de soleil, partout, et en même temps je crevais de froid… Des bagnoles, sans arrêt, des gens. Je voulais aller sur la Côte…
— Pourquoi ils t’on crevée, à Odéon ?
— J’avais tiré une mémé… (Elle rit de nouveau.) Faut croire que je me suis rouillée. Cinq minutes après, j’étais au poste. (Elle reposa son verre.) Une bonne femme s’est pointée avec deux flics en civil et ils m’ont embarquée. Voilà…
— Voilà, répéta Mauber en sourdine, sur un ton de dérision. Il faudrait que je te croie sur parole, bien entendu… (Il ne distinguait presque plus ses traits. Il l’aperçut cependant secouer la tête.) Remarque, ça tient debout. Comment on t’appelle ?
— Dans le temps, c’était Pom-Pom.
— J’aime pas du tout. Autrement ?
— Mon vrai prénom, dit-elle lentement, c’est Céline.
— Est-ce que tu as faim, Céline ? demanda Mauber avec douceur. Il y a un rital sympa en bas. Il y a aussi un chinois, plus loin, ou si tu préfères un restau…
— Je m’en fous.
— On pourra se faire une toile, après…
Elle lui prit le poignet, le serra avec une force surprenante en approchant son visage. Elle dit, d’une voix âpre et dure :
— Ça fait des années que j’ai pas baisé avec un mec. Je sais même plus comment c’est foutu. (Après un temps, elle ajouta avec rage :) En plus, il a fallu que ça tombe sur toi ! Tu comprends pourquoi j’ai pas pu leur ramener ces putains de papiers ?
— Un peu mieux, reconnut Mauber en lui retirant son débardeur mauve.
Giraud se regarda dans la glace de l’entrée, une face blême et hébétée aux orbites bouffies d’ombre, une silhouette à la stature vague, incertaine. Il hocha consciemment la tête. Il n’avait pas pu rencontrer Milard, ni personne à qui parler, il était revenu à la case départ. Une femme jeune et blonde dormait nue dans son lit, neuve comme une invitée et juste aussi impénétrable. Giraud la regarda de loin : elle avait laissé la veilleuse allumée au chevet. Il écouta les messages sur le répondeur, en défaisant sa cravate.
Malou Dieterich l’avait appelé trois fois.
Dans sa voix, il détecta avec détachement un curieux mélange de nervosité et de résignation hagarde. Il s’étendit sur le divan, sans se déchausser.
Chapitre V
Milard fit mine de se lever du fauteuil et elle sourit.
— Vous ne me dérangez pas, inspecteur…
Il consulta sa montre, hasarda :
— Il est tard… Je ne voudrais pas…
— Vous êtes bien élevé. Non, vous ne me dérangez pas du tout… Je vis seule, maintenant, et je dors peu. Encore un verre ?
— Pourquoi pas ?
Elle se pencha et le servit avec nonchalance.
— Si je n’avais pas téléphoné au cabinet du directeur, seriez-vous venu ?
— Peut-être.
Il se leva, alla à la longue baie vitrée, le verre entre les doigts. L’alcool l’avait engourdi, et en même temps il remontait de vieilles boues à la surface. Il dérangea le rideau, regarda dehors, les lumières qui paraissaient tièdes et pleines d’une vie inquiète, les voitures qui passaient en grondant faiblement, une tour aux feux semblables au château d’un paquebot mastodonte fiché en terre. Il savait qu’il ne retrouverait pas les Chevaux. Ils avaient pris dans sa tête le tour d’objets mythiques, de ces objets dont la recherche épuise une vie entière — et il ne lui restait pas longtemps.
— Et votre fils ?
— Parti. Juste après son bac, le jour de ses dix-huit ans.
— Et depuis ?
Milard se retourna, embrassa la pièce du regard.
— Aucune nouvelle. Pas le moindre signe de vie…
— Et vous ?
Il secoua les épaules.
— C’est difficile… (Il se balança sur les talons.) On ne trouve jamais tout à fait les mots. Il est parti de son côté. Je suppose que si nous avions eu plus de temps, ou, je ne sais pas, peut-être plus de mots… Chaque mois, je lui faisais un virement de compte à compte, jusqu’au jour où il a clôturé le sien.
— Pourquoi faites-vous ce métier ?