Milard la regarda, sourit avec une expression hésitante.
— Je ne sais plus… (Il réfléchit.) Je pense qu’au début il y a le goût de la chasse, la traque, quelque chose dans ce genre. Et puis on se lasse, petit à petit, et on veut seulement savoir, savoir jusqu’au jour où on a de la terre dans les yeux et la bouche. Savoir : démonter et remonter ces petits mécanismes humains. La chasse, la chasse… C’est devenu dérisoire. Superflu. Rien que ces petites mécaniques vaines et pitoyables.
Elle but du bout des lèvres. Elle semblait crispée.
— Il ne vous reste pas grand-chose, fit-elle brusquement. Est-ce que vous avez peur ?
— Non.
Il retourna s’asseoir dans le fauteuil, en face d’elle. La lumière tiède conférait au visage de la femme une singulière douceur pensive. Elle passa ses longs doigts sur ses tempes, hésita et sourit.
— Il aura fallu ce vol pour que nous fassions connaissance. Je sais que vous allez faire tout votre possible, mais que vous ne trouverez rien. Vous le savez aussi. Vous allez gaspiller du temps en pure perte. Impalpable lumière… Nous savons tous les deux que cela ne servira à rien. Sauf à nous être croisés un instant. Ne partez pas tout de suite. Parlez-moi un peu de ces petites mécaniques…
Milard alluma une cigarette. Elle s’était pelotonnée sur le divan, assise sur ses longues jambes pliées, sévère et nostalgique, et fumait de temps à autre en se servant du whisky. Lorsqu’il se tut, elle s’était assoupie. Milard se leva sans bruit et partit.
Elle défit sa ceinture, l’enroula autour de l’étui du revolver et posa l’arme sur la moquette. Dans la salle de bains, elle acheva de se dévêtir. Elle avait besoin d’une douche et s’attarda à contempler sa face et son corps. Pas seulement des os et des muscles, des seins durs et ronds, plantés haut, dont elle prit les aréoles très sombres entre ses doigts, et, plus bas, elle serra les genoux, plus bas sa toison drue et rêche, avalée en haut des cuisses comme une blessure cachée.
Son ami du moment faisait la nuit dans une division de police judiciaire.
Son horizon se bornait au pavillon qu’il achèterait dans une banlieue prospère, avec tennis et piscine. Spécialiste de la baise hygiénique. Elle fit couler l’eau froide, trempa les pieds. Stand de tir à la cave et jogging. Vacances au Cap-d’Agde. Elle ressentit un léger vertige. Collection d’armes de poing. Elle ne savait ni qui il était ni ce qu’il faisait. Elle l’avait rencontré au hasard d’une opération sur un squatt. Il portait les cheveux courts et ses yeux clairs n’étaient pas sans douceur. Beau profil clean. Elle quitta la douche, glacée et en colère, s’enveloppa dans sa sortie de bain noire.
Combien en avait-elle rencontré, de flics, et qui n’avaient servi à rien ?
Furieuse, elle se jeta sur le lit et bourra l’oreiller de coups de poing. Inspecteur principal Éliane Forrestier, quatrième échelon, indice… Deux mois qu’ils travaillaient sur Mauber. Il avait fini par leur devenir familier. Pas très beau, mais du charme, une présence et rien d’hygiénique. Un soliste auquel les autres ne s’attaquaient pas, énigmatique et tranquille. Un mec.
Qui avait travaillé plusieurs fois pour Berg.
Et le commissaire divisionnaire Château avait pris Berg pour cible. Château et ses combines, ses costards blancs et ses pochettes voyantes en soie naturelle, ses idées fixes. Lorsqu’il la regardait, Château lui faisait peur, ses yeux pouvaient sourire ou s’attarder sur des courbes, des pleins et des déliés, mais ils étaient tournés vers l’intérieur, ils déchiffraient ce que les autres n’avouaient pas, miroirs opaques d’une pièce sans fenêtres. Château avait jeté son dévolu sur Berg, ni plus ni moins, Berg le malin, l’imprenable.
Avec une couverture, elle avait été chargée de piéger Mauber.
Elle l’avait fait, comme dans un cauchemar.
Passé la ligne, tout devenait vertigineusement facile.
Mauber aimait le cinéma et les bonnes bouffes. Il lui arrivait d’écrire sur une vieille Underwood des textes qui ne paraissaient nulle part. Il lui arrivait de prendre l’avion sous diverses identités. Il lui arrivait de porter un P.M. UZI dans un étui fait sur mesure. Ses relations féminines étaient nombreuses, mais brèves. Comme Château, Mauber regardait à l’intérieur. Une autre forme de folie. Tout devenait lumineux et tournoyant, instable et terrifiant.
Terrifiant, depuis qu’elle avait appris que Dieterich était mort.
Jankovic avait appelé Château en début d’après-midi, exprès pour lui apporter la bonne nouvelle : Rolf avait grillé accidentellement dans son garage, et passez muscade ! Combien de temps avait-elle travaillé sur Dieterich ! Presque un an. Elle se leva brusquement, arracha la sortie de bain. Dans un placard, elle prit un boléro et une courte jupe de cuir qu’elle enfila en hâte, se hissa sur des talons aiguilles. Elle prit ses clés de voiture. Au moment de sortir, elle revint sur ses pas, regarda à peine l’image sensuelle, élancée et fragile que renvoyait la glace, prit quatre comprimés qu’elle fit descendre avec quelques gorgées d’eau et retourna s’étendre sur le lit à plat dos, un bras devant les yeux.
Elle sombra à pic, sans refermer les jambes.
Pour quoi faire ?
Milard actionna la minuterie au fond du couloir. Un chat roux détala dans l’ombre où ses yeux luisirent fixement. Milard gravit les marches une à une. Il rentrait chez lui, porteur de son destin. Il ne ressentait rien, sauf peut-être une légère amertume euphorique, passablement hors de propos. Il leva la tête. Malou Dieterich se trouvait sur le palier, devant sa porte, les traits affaissés et le regard vague.
Milard lui retira le petit automatique qu’elle avait dans les doigts et qu’elle ne braquait nulle part. Elle posa le front contre son épaule.
— Ils ont fini par l’avoir…
— Je sais, murmura Milard. (Il lui tapota les cheveux.) Je sais…
— Pas tout, murmura la femme.
— On sait jamais tout, murmura Milard sur un ton de reproche. Heureusement, on n’en finirait jamais, autrement…
— Milard, c’était pas un accident.
— Quelle importance ? demanda le policier. Puisqu’il est mort…
Il déverrouilla la porte, donna de la lumière dans le couloir. Malou Dieterich regarda le visage gris, aux traits creusés, penché sur elle. Alors seulement elle se rendit compte combien il avait changé, à quel point il était devenu étranger et pourquoi il n’avait plus donné signe de vie depuis si longtemps. Elle le suivit dans la cuisine où il délaça son baudrier, lui offrit une chaise. Ils se regardèrent fixement, sans embarras.
Et finirent par s’asseoir de chaque côté de la table au milieu de laquelle Milard avait posé le petit automatique de la femme.
Puisqu’on avait abattu Dieterich et que ça avait fait la une de tous les journaux, il n’y avait pas grand-chose à se dire. Au bout d’un moment, Milard posa l’index sur la crosse du pistolet. Malou frissonna et dit :
— Un type qui me suivait… Ils ont pas arrêté depuis des semaines. Un type seul, à pied… Je voulais te voir, pas te mouiller. Rolf m’avait dit, s’il arrive quoi que ce soit, va le voir. Il te dira ce qu’il y a à faire…
— Ou à ne pas faire…
Milard saisit l’arme. Rien de spectaculaire. Il essaya de se rappeler Rolf Dieterich, mais l’image remontait à un autre passé qu’il voulait oublier. Le passé d’un autre Milard, sur lequel il avait cru tracer un trait définitif. Un passé qui remontait à quelques années ou à quelques mois.
— Ils te suivaient ?
— Ils me suivaient, ils suivaient Rolf…
Ou à quelques semaines.
— Des flics ?