— Qui d’autre ?
Milard s’abstint de répondre. Il éjecta le chargeur, donna deux coups de sécurité, une cartouche roula sur la table. Il vida le chargeur. S’il avait été rempli normalement, il manquait deux cartouches. La femme leva un visage suppliant.
— Ça faisait des semaines… Nuit et jour.
— Des témoins ?
— Non, je l’ai attendu dans une impasse, une espèce de cour, je sais pas ! Je l’ai appelé… (Elle attendit quelque chose, qui ne vint pas.) Il s’est approché…
Milard remit les cartouches dans le chargeur, le chargeur dans la crosse de l’arme. Puisque Dieterich était mort et qu’on l’avait chargé, lui, Milard, d’une affaire réservée à la con, puisqu’on avait pris la peine de lui téléphoner de pas monter au créneau, ça voulait dire que le coup était parti. Too late to cry… Il lui servit un grand verre de whisky qu’elle but doucement. Il n’avait pas grand-chose à apprendre mais commença tout de même. À toutes fins utiles.
Mauber avait les yeux grands ouverts dans la pénombre. Céline dormait contre lui en chien de fusil. Une voiture passait de temps à autre, sans insister. La gosse n’avait rien d’un braquo, rien d’agressif, un corps juvénile et compact, qui partait au quart de tour et tenait la distance. Il n’y avait trouvé aucune méchanceté et une espèce de voracité ingénue, sans l’ombre de la moindre gêne, de la plus petite retenue. Elle aimait baiser, ce qui n’était pas fréquent. Elle n’en faisait pas un chou-fleur, ce qui était encore plus rare.
Mauber chercha une cigarette à tâtons, l’alluma.
Elle bougea dans son sommeil, se serra encore et lui enlaça les jambes.
Merde, pensa le jeune homme, pas possible qu’elle trimbale toute cette crasse, des années de dur, ou alors il y a eu maldonne quelque part. N’empêche qu’elle s’est démerdée à me tirer les papiers, l’enfoirée. Laquelle la vraie ? La baiseuse ou la tireuse ? Il croisa les poignets derrière la tête. Il n’avait pas sommeil. Quelque part, issu de rien, le phrasé de Coltrane sinuait dans sa tête, avec autre chose, qu’il avait vu et oublié : il se rappela les yeux vitreux de la femme flic, une espèce de dingue un peu glauque, avec son .357 à la ceinture, et la manière qu’elle avait eue de parcourir la revue, par saccades, alors qu’elle n’en avait rien à foutre de ce qu’elle lisait ou regardait. Ils lui avaient laissé seulement un numéro de téléphone pour les contacts. Malaise. Il écrasa sa cigarette. Se tirer, prendre un billet d’avion. On se tire jamais assez loin.
Céline en intégral, avec un riot-gun au poing. Bidon. Elle avait été assez con pour se faire poisser. Braquage de teinturerie, la honte ! Ça ne lui serait même pas venu à l’idée, braquer un teintnet. Fallait être barge, complètement naze ! Quatre ans, sec. Bonjour l’ambiance, au petit bonheur la poisse. Il écrasa sa cigarette, frôla un sein tiède et dur. En tout cas, ça n’était pas du toc. Il pensa à monter une combine, vaguement, il y avait des amateurs de choses fraîches et robustes, mais il ne faisait pas dans le pain de fesses. Il sentit tout à coup qu’elle était réveillée.
— Maurice, tu vas me laisser.
— Y a des chances.
— Pourquoi ? Je te plais pas ?
Il ralluma une cigarette.
On laisse pas une frangine, ou peut-être que si. Il n’y avait pas de place pour elle, dans sa vie, il n’était pas le type à s’installer. Trop tordu, trop vrillé. En touchant sa figure, il la trouva mouillée. Au moins, elle ne faisait pas de bruit, à pleurer la bouche contre ses côtes, sans rien dire, elle laissait seulement couler comme si c’était du sang. Trop vrillé, trop tard. Il soupira entre ses dents. Il avait des images de désert dans la tête, combien il en avait baisé, plaire ou pas plaire, c’était pas la question, elle lui plaisait, il avait envie d’elle mais il ne pouvait pas la garder, il arrivait déjà juste à se garder, lui. Elle chuchota :
— Dis-moi ce que tu veux que je fasse.
— Rien, murmura Mauber. Y a rien à faire.
Le jour se levait tout doucement.
Un concierge trouva le corps assis entre deux poubelles, la tête sur l’épaule gauche. Il le prit d’abord pour celui d’un clodo et entreprit de bourrer les jambes étendues de coups de pied, jusqu’à ce que le torse bascule lentement de côté, et alors seulement il vit les deux orifices d’entrée, gonflés et d’un rouge bleuâtre, un peu au-dessus de la tempe. Un mince filet de sang avait suinté jusque dans le col de chemise en traçant un parcours hésitant.
À la ceinture du mort était fixé un étui contenant un revolver de fort calibre, et un autre, de l’autre côté du nombril avec des menottes dedans. Les yeux ouverts fixaient un point considérablement éloigné et paraissaient très enfoncés dans les orbites.
Le concierge s’essuya les doigts à son pantalon.
Il dit, d’une voix rude :
— J’sais pas après quoi tu courais, mon pote, mais c’coup-ci, j’crois bien que tu as décroché la timbale.
D’un pas traînant, il retourna dans la loge pour téléphoner.
Ensuite il revint sortir les poubelles.
Le corps n’avait pas bougé, répandu sur le côté.
Il le rassit à grand-peine contre le mur.
Chapitre VI
Château arrivait avant tout le monde, parfois très tôt. Le bureau sentait la poussière. Tous les bureaux du monde, dans lesquels d’autres Château se livraient aux mêmes activités, sentaient identiquement la poussière : leur plus petit commun multiple. Il alla jusqu’à la baie vitrée, contempla les tours, les mains croisées dans le dos. Le jour se levait à peine.
Presque mot à mot, il se souvenait de ce que le rédacteur avait écrit : « … Dès le début de l’opération et quel que soit son but final, chacune des personnes impliquées, à quelque titre que ce soit, devront impérativement faire l’objet d’une surveillance et d’un contrôle constants… »
Tout ce qui séparait la théorie de l’application pratique. Là où l’autre avait souligné une faille, Château voyait une magnifique opportunité d’expérimentation. En terme de balistique, on aurait pu parler de dérive du projectile. Château décroisa les mains, alluma une cigarette, se délecta de l’immobilité des tours et de l’égale immobilité du temps.
Quelle que fût la dérive, le projectile atteindrait l’objectif.
Quel que fût le prix.
Au juste, Château n’avait aucune espèce d’estime pour tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un comptable. Il compara l’heure à son poignet et celle de la pendule digitale.
Elles étaient parfaitement synchrones.
Giraud se réveilla : il était six heures. Il n’avait pas beaucoup dormi, de toutes les manières pas assez. Il entrouvrit les tentures du salon. La rue avait la grisaille indistincte du matin, sa canaillerie tendre et son épouvantable, son inexorable incertitude. Quelques voitures circulaient déjà, signe qu’on allait quelque part ou qu’on en revenait. Ah ! les heures du matin, le monde des employés, les rames qui grondaient dans le métro, les gens qui lisaient Le Monde ou s’absorbaient à faire des mots fléchés, comment se démerder quand il y a deux millions de chômeurs ? Comment préserver un morceau de dignité ? Il posa le front contre le carreau, comme on peut le poser contre un ventre qui pourrait tout entendre, des choses murmurées à mi-voix, les lèvres contre la peau gonflée.
Giraud observa avec une manière de détachement clinique que Giraud avait envie de pleurer. Ou alors, qu’un Giraud parmi d’autres en avait envie, réellement envie, alors que tout un tas d’autres s’en foutaient, et qu’ils étaient prêts, ces enculés, à lui survivre. Pleurer seul, dans ces conditions, c’était impossible. Alors Giraud se prit à contre-pied : dans ce fourmillement neutre et éploré, il y avait moyen de trouver un port d’attache. Un point de repère. Il remarqua une grosse limousine qui descendait la rue avec solennité. Imaginons qu’ils viennent me chercher, deux ou trois manœuvres pour se garer, ou plutôt une seule, une impeccable marche arrière en contre-braquant, le conducteur à peine tourné, je suppose qu’il a l’habitude, une opération de routine. Ils montent. Ils n’ont pas de raison de se presser. Ils gravissent les marches et leurs pas sont étouffés par le tapis, bien sûr, avec la terrifiante lassitude que confère la routine. Ils montent… Giraud le sentit dans les os. Un jour ils monteront, ils viendront te chercher. Tu le sais très bien. Pas de quoi en faire une maladie. Qu’est-ce que tu leur raconteras ? Tout et le reste, certainement. Savoir, c’est leur boulot, c’est pour ça qu’on les paye, même si tout cela ne sert à rien. Aujourd’hui, demain…