Giraud palpa la vitre du bout des doigts. L’existence est un gémissement. D’accord. Il va sans doute faire beau dehors, il y aura du monde et très certainement des hommes et des femmes s’aimeront dans leur langage à eux, à peu près comme on met une traite à l’escompte, sans plus de garanties, ni moins de soupçons, à quatre-vingt-dix jours. Ils viendront te chercher et, en toute logique, tu ne pourras pas leur donner tort, ni de leur patine, ni de leur manque de précautions. Tout le monde s’est usé, alors pourquoi pas aussi les flics ?
Lorsqu’ils viendront te chercher, il vaudrait mieux que tu ne sois déjà plus là.
Giraud se décolla de la vitre avec un ricanement sec.
Milard.
Milard n’avait aucune importance.
Milard se passa de l’eau froide sur la figure. La femme était adossée à la porte de la salle de bains, une cigarette à la bouche. Son visage mat n’exprimait plus rien qu’une espèce de fatigue immémoriale. Elle avait parlé un long moment, puis Milard l’avait interrogée avec sa froide sagacité de flic, bien qu’il ne fût ni en service ni chargé de l’affaire.
Au juste, il n’y avait pas d’affaire Dieterich.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Rien, murmura Milard. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Je sais pas…
Il s’épongea la face.
La femme bougea : elle fit quelques pas et s’approcha de lui, les yeux durs. Milard tourna la tête, la regarda. Belle, certainement, et soignée. Milard sourit de loin, sans doute pour lui-même. Lorsqu’elle écrasa sa cigarette dans le lavabo, il lui prit l’épaule.
— Malou…
— Ouais ?
— Qu’est-ce que tu as oublié de me raconter ?
— Rien du tout…
Il rit doucement, sans paraître y prendre garde.
— Malou… Je suis plus dans le coup.
— Pourquoi ?
— Jankovic m’a sorti.
Elle porta les mains entre les seins et les commissures de ses lèvres s’affaissèrent. Elle parut brusquement vieille et coriace, avança avec prudence :
— Janko ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a à voir dans ce micmac ?
— Jankovic ? C’est le patron de la division.
Elle recula d’un pas. Milard en profita pour retirer sa chemise. La femme semblait absorbée, ou calculatrice. Il pensa : tant mieux pour elle, elle se démerde pour goupiller le coup de manière à s’en tirer les cuisses propres. La mécanique s’est mise en marche dans sa tête. Tout dépend de la quantité et de la qualité de ce qu’elle a à balancer. Janko est un malin. Elle aura du mal. Ou lui ? Peut-être pas passionnant (qu’est-ce qu’on en a à foutre, d’un truand négocié dans la surface de réparation ?) mais intéressant. Sale mécanique. Elle tire des plans, ça défile comme sur un compte-tours digital. À toute allure. Il entreprit de dégrafer son ceinturon, régla l’eau de la douche.
Lorsqu’il sortit de la salle de bains, la femme avait refait du café. Elle en buvait une tasse, le dos tourné. Milard glissa le pistolet .32 dans sa poche de pantalon. Il ne pesait presque rien.
Elle se retourna, contempla le policier d’un air pensif. Elle dit :
— Je jouerai jamais contre toi, tu le sais…
— Rigolade.
— Et merde. Tu sais très bien…
— Rien du tout. Quoi ? Que tu as été maquée un moment avec moi ? Que ça a failli fonctionner, sauf qu’entre-temps tu as rencontré un type qui s’appelait…
— Il s’appelait pas. Il se sifflait. Combien de fois je t’ai attendu, Milard, que tu reviennes de tes opérations à la con ? Quand tu avais la pêche et pas une gueule de crevard, tu donnais signe de vie quand ? Tous les trente du mois, probablement quand tu avais trop envie de tirer un coup, ou une heure de libre ! (Elle s’avança lentement.) Tu as déjà gambergé à ça ? Tu t’es déjà demandé pourquoi ta grosse s’est tirée ? Je veux dire : l’autre…
Milard sourit.
— Juste…
Elle se passa la main devant les yeux.
— Excuse si j’ai fait fort, Milard.
— C’est pas grave. (Le sourire s’effaça progressivement.) On a joué, je suis pas sûr qu’on a gagné. Maintenant, c’est un peu tard pour remettre les compteurs à zéro.
— C’est jamais trop tard.
Milard bascula le barillet de son .38. Des gestes automatiques, sans signification. Il examina les culots cuivrés. Il avait eu de l’amitié pour Rolf, même s’ils ne jouaient pas tout à fait du même côté du filet, une espèce d’estime ou de connivence tranquille. Le truand avait réussi le sans-faute, et il était maintenant difficile de le distinguer de ses confrères légaux, tous ceux qui drivaient leurs sociétés, ni plus bidon, ni moins mal gérées. Au début, tout était clair : il y avait les arcans d’un côté, les autres de l’autre. Progressivement, l’image s’était brouillée, au fur et à mesure que Milard avançait en âge et en expérience — ou en amertume.
Il n’y avait plus seulement que les chasseurs et les chassés, les baiseurs et les baisés, sans beaucoup de limites précises. Seulement l’implacable exercice du pouvoir. Sans compter le reste, et ce qu’il avait appris à d’autres. Ce que l’autre Milard, le conseiller technique, avait patiemment enseigné à d’autres ombres, l’autre, son ombre portée…
Milard remit son .38 dans l’étui, à la ceinture.
— Désolé, Malou…
Elle s’approcha, lentement, en balançant les hanches.
— Ça t’emmerde pas, de te faire mettre par Janko ?
Il ricana :
— Janko ? Rien à foutre de Janko.
— Rolf était avec une gonzesse, martela la femme. Le type qui l’a flingué avait un .357 canon long, chromé. La fille est remontée à l’appartement paniquée. Je lui ai filé cent sacs et elle s’est tirée avant que les perdreaux rappliquent.
— .357… Ta suceuse était aussi une experte en balistique ?
Il s’appuya à bras tendus au dossier d’une chaise. Pour continuer à fonctionner, il devait faire l’impasse sur un certain nombre de choses, par exemple, sur la souffrance qui lui laissait la bouche sèche et les genoux flageolants. Putain de souffrance. Il releva le menton. Malou l’observait de loin.
— Cette partie-ci, tu la joues de quel côté, Malou ?
Elle secoua la tête.
— Ils l’ont flingué comme un chien.
— Comment tu crois qu’on flingue, dit-il la face immobile, avec des préambules et des fioritures ? On flingue à la va-vite, sauf quelques malades qui prennent leur pied à fignoler.
— Le type a fignolé.
— De quel côté tu joues, Malou ?