— Tout dépend : il arrive qu’on flingue un gars pour lui faire son fric, et que ce gars se trouve être un flic. On peut aussi flinguer un flic pour des raisons qui n’ont rien à voir avec son métier. Il arrive aussi qu’on flingue au hasard, par peur ou parce que les choses ont mal tourné… (Il parlait lentement, d’une voix sourde, comme on marche en rond.) Forrestier, on a retrouvé sa moto dans le quartier.
Elle alluma une cigarette.
— Un rendez-vous ? Une filoche ?
— Un rendez-vous ? Avec qui et où ? Une filoche, jamais seul. (Château regarda la crosse-combat du revolver, sans en attendre beaucoup de secours.) Manifestement, il s’est laissé approcher ou alors on l’aura surpris.
En quittant l’I.M.L., Château entraîna Forrestier à part.
— Vous aviez été très proches l’un de l’autre.
— Oui, reconnut la femme d’un ton pénible, le front penché sur l’eau du fleuve. Nous avions fait connaissance à l’École de police. (Elle eut une inflexion amère.) Ça aurait pu aboutir à un petit mariage tranquille. Jo venait de l’Est, il avait travaillé comme un fou pour réussir le concours d’inspecteur. Il avait travaillé comme un fou à l’École, pour se classer dans les premiers et retourner chez lui. Seulement il n’avait pas les moyens intellectuels. Sérieux, sobre, ponctuel. Limité. Sans relief… (Elle secoua la tête.) Des yeux un peu tristes.
— Ça n’a pas abouti.
Elle fit non : ça n’avait même pas duré après l’École de police.
— Voulez-vous prendre une récupération ?
Elle regarda Château.
— À quoi ça rimerait ? Certainement pas à le faire revenir. Il était sur quoi ?
Château hésita un court instant. Il avait les mains à plat sur le parapet et son visage indéchiffrable parut se rembrunir.
— La même chose que nous, sous un autre angle.
La femme souffla à mi-voix :
— Berg, n’est-ce pas ? (Château acquiesça de la tête.) Dieterich est mort. Hier matin. Vous le saviez. (Elle reporta les yeux sur un train de péniches qui descendait la Seine.) Pas de chance, n’est-ce pas ?
Château sortit une cigarette, l’alluma derrière ses paumes, sans quitter la femme des yeux. Grande et mince, bien faite, sportive. Une battante, plus dure que ses hommes les plus durs. Elle se passa des doigts jaunes, tachés de nicotine, dans les cheveux. Château murmura, immobile :
— Il n’y aurait pas eu de condamnation, en ce qui concerne Dieterich. Il avait organisé ses affaires de manière qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui. Nous avons donc interrompu les investigations le concernant.
— Et il est mort.
— Jo aussi, Forrestier.
Elle se balança sur les talons, comme si elle hésitait à prendre une décision. Les péniches avaient disparu — des péniches de sable. Il y avait une Fiat 127 sur le pont de l’une d’elles, et une femme boulotte en pantalon corsaire qui étendait du linge.
— Quitter le service… (Elle lui jeta un coup d’œil rapide et inquisiteur, par-dessus l’épaule, et Château se contenta de tirer sur la cigarette.) Vous m’avez suggéré ce matin de faire mes paquets.
— Pas précisément.
— À quel titre voulez-vous Berg ? Personnel ou professionnel ?
Château bougea à peine, mais le mouvement suffit à ce qu’il lui saisît le coude et la fît pivoter. De loin, on aurait aperçu un couple en train de se déchirer sans véhémence inutile. Elle entendit la voix et vit les yeux où luisait à nouveau cet étrange éclat qu’elle avait surpris quelquefois dans ceux d’hommes et de femmes égarés par trop de souffrance, et qu’il parvenait toujours à réprimer, si bien qu’il n’en restait qu’un souvenir ambigu et douteux. La voix disait :
— Forrestier, je veux Berg comme vous venez de voir Jo. Raide. Refroidi. Je me fous bien qu’il tire dix ou vingt ans de trou, dans ce pays ou dans un autre…
Elle se passa les doigts sur les yeux, dit d’une voix sourde :
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ? Qu’est-ce que Dieterich vous avait fait, lui aussi ?
— Rien, murmura Château. Rappelez-vous, ce type, dans un film : il n’y a pas d’innocents. Pas plus vous que moi ou eux. Personne n’est innocent. Ils existent. Nous aussi. (Château lui lâcha le coude.) Les morts aussi ont les yeux tristes. Berg ferait un beau mort triste.
— Château… Je ne demanderai pas à quitter le service.
Il eut un rire froid, étouffé, lointain.
— C’est bien ce qui prouve que vous n’êtes pas innocente.
Il avait les poings au fond des poches de pantalon, la veste ouverte.
— Si les choses allaient trop loin, confia la femme au fleuve, je pense que je devrais parler. Je crois bien que je ne pourrais pas faire autrement. Il ne faudrait pas qu’il y ait trop de casse… (Après un temps :) Et je ne crois pas que vous me donnez les bonnes raisons, pour Berg… Tout cela tombe trop bien, trop logiquement. Je ne crois pas ce que vous me dites, commissaire… Vous êtes trop intelligent pour que je vous croie. C’est pour ça que je parlerai…
Château ne bougea pas. Il essuya son regard très pâle, à l’expression pénible, souffla de la fumée par la bouche.
— Bien sûr que vous parlerez, Forrestier. Tout le monde parle, un jour ou l’autre. À moins qu’on parvienne avant à rendre tout discours inutile. Que pourriez-vous dire ? Qu’il a fallu trouver un moment où Dieterich soit seul et vulnérable ? Un tueur… La casse ? Tout le monde en fait tous les jours, de la casse. Vous vivez, vous bougez, trouvez-moi un coin sans casse. Un endroit où l’homme… (Il se tut brusquement, jeta la cigarette.) Pas d’innocents. Le dernier, ils l’ont cloué sur deux bouts de bois. L’histoire raconte qu’il avait été balancé par un de ses complices.
Il se tut, s’attendant à ce qu’elle l’interrompît. Elle n’en fit rien, et se mit à marcher, le frôla en passant, et il la regarda qui se dirigeait vers la voiture où les autres attendaient, à pas résolus et pressés. Château la regarda et regarda le fleuve.
Beaucoup plus tard, elle quitta le bureau.
Les couloirs étaient vides et nimbés d’une lumière dorée et moussue dans laquelle dansait la poussière. Elle parcourut les couloirs de la garde à vue, passa entre les cages vitrées. Deux jeunes Yougoslaves sales et dépenaillées, un grand black aux épaules énormes, à la peau bleutée, avec un bonnet à la Charlie Mingus, qui se leva en la voyant et s’approcha de la cloison. Il tapa de la paume. Elle passa. Un homme malingre, affligé d’un bec-de-lièvre, qui pétrissait une casquette en tweed entre ses doigts. Pour connaître la Rue et la Nuit, il suffisait de traverser les geôles, à n’importe quel moment.
On y dispensait une lumière artificielle qui blêmissait les faces, enfonçait des trous d’ombre à la place des yeux et de la bouche. Elle passa. L’air sentait le balatum, le vomi, la sueur et, très vaguement, l’urine. Une femme de ménage s’activait faiblement plus loin, une jeune Portugaise anguleuse. Forrestier la salua, comme elle salua le gardien de la paix de permanence, au fond.
Lorsqu’elle remonta à la surface, Château l’attendait au rez-de-chaussée.
Ils se regardèrent sans un mot.
Puis il inclina le torse et lui ouvrit la porte.
Dans la voiture, qu’il conduisait avec nonchalance, il lui annonça qu’ils avaient rendez-vous avec Jankovic. Elle alluma une cigarette, remonta le revolver sur sa hanche. S’installa dans le siège. Le soir bleuté montait de partout.
— Je suis désolé, pour Jo…
Elle secoua doucement la tête, regarda dehors.
— Non, Château, pas ça… Pas vous…
— Ne tirez pas trop sur la corde, Éliane.
Elle répéta, avec une espèce de sanglot sec :