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— Pas vous.

Il ne voyait pas ses traits.

Il n’en avait pas besoin.

La ville dérivait tout autour, elle se laissait engloutir sans broncher, basculait comme un nageur dans la vague, sans plus d’effort ou d’attention.

Giraud se réveilla en nage. Les draps étaient froissés et de l’eau crépitait dans la douche. Il était dix-neuf heures à sa montre. Il chercha une cigarette sur le chevet, considéra son sexe brun et flasque. Drôle d’après-midi. Drôle de femme. Il était vidé.

— Dépêche-toi, fit la femme, j’ai promis qu’on se tirerait avant sept heures.

— Le cul de singe, à la réception, en bas, c’est un de tes copains ?

— Il me fait des prix.

Elle s’affaira à enfiler son slip et sa robe, se peigna rapidement.

— Et toi ?

— Je le laisse monter, de temps à autre.

Elle était prête. Giraud se leva. Il avait trop bu. Elle embrassa la pièce d’un coup d’œil rapide, serra le sac sous son aisselle. Giraud s’habilla et ils descendirent. Dans l’ascenseur, elle se fit un raccord de maquillage.

— Comment tu as trouvé ? demanda Giraud en lui frôlant le haut des cuisses.

— Chiant quand tu parles. Bien quand tu baises.

— On peut pas baiser tout le temps.

Elle sourit, déjà partie.

— Dommage.

Sur le trottoir, il hésita, fouilla dans ses poches et trouva quelques billets froissés. Plus qu’assez pour prendre trois ou quatre whiskies dans un rade, sur le zinc. Avec la monnaie, il téléphona à Malou Dieterich. Elle lui donna rendez-vous aux Halles, vers onze heures. Il retourna au comptoir. Le pire, c’est pas quand une femme vous quitte. Le pire, c’est quand on la quitte. Le pire, c’est quand on sait qu’on ne pourra jamais plus rentrer chez soi. Le pire, c’est lorsqu’on a entrevu et touché la Terre Promise, promené les doigts sur une bouche qui riait, et senti le monde basculer, c’est lorsqu’on est devenu immense et gonflé d’une plénitude à pleurer et danser de joie, plus beau, lent et paisible que le plus beau des blues, plus vaste que l’univers, lorsque les doigts et les lèvres brûlent encore, des mois après, de la cruauté de l’absence. Elle n’était pas grande, mais gracile et bien faite, et il n’en reste que son sourire sur des photographies, la brûlure, et il avait encore baisé avec une autre et il y en avait une autre, dans l’appartement, qui avait sans doute dû préparer deux plateaux-télévision — et l’attendait. Aucune de toutes celles-là n’était la bonne. Il y en avait eu une, un jour, par accroc. Un monde entier. Il avait écrit pour elle. Il allait faire des adaptations pour elle. Giraud allait devenir un grand type, il lui paierait une robe de soie verte, une minijupe en cuir, ils achèteraient un bateau, un dix-mètres dont il ferait peindre la coque en noir, avec des voiles rouges dans le soleil. Ils partiraient et il se loverait contre elle, poserait le front contre son ventre, lui parlerait interminablement des visiteurs du soir, de ceux qui l’habitaient et elle lui caresserait le front, lentement, rêveusement, du bout des doigts, et bien sûr, ils feraient l’amour.

— Casse-toi, vociférait le barman. C’est pas l’Assemblée nationale, ici, merde. Je veux pas d’emmerdes avec les flics. Casse-toi ou je te sors. J’en ai rien à caguer de ton blé, connard. Tu nous gonfles, depuis un moment… Oui, oui. J’te dis, c’est pas le bureau des pleurs, ici. Tire-toi. Tu vas voir, si je t’éjecte pas…

En marchant, Giraud se palpa la face. Ça cuisait très modérément, beaucoup moins qu’aux genoux où il devait avoir des bleus, il avait les paumes mouillées et, à la lumière d’une vitrine, rajusta tant bien que mal son blazer.

Plié entre deux voitures, il se mit à dégueuler dans le caniveau.

C’était une question de foie.

Des voiles rouges dans le soleil.

Mon amour, j’aurais pas dû te laisser. J’aurais jamais dû te laisser. Qu’est-ce qu’il me reste, maintenant ? Amour, amour…

Le noir. Il le sentit venir dedans.

Avant de tomber, il essaya de se rappeler quelque chose qui lui sembla aussi opaque et tranquille que le ciel au-dessus de sa tête, ou le goudron sous ses pieds, mais ça ne vint pas.

Alors il se laissa tomber où il était.

Dans le noir…

Chapitre VIII

La sono du rade crachait en rafales les notes télescopées d’un rock qui pouvait aussi bien remonter à vingt ans qu’à l’avant-veille, avec un drive vigoureux, une guitare en fil de fer barbelé et des balais haletants. Jankovic s’accouda à la nappe, gratta une allumette de sûreté avec l’ongle du pouce, tendit du feu à la femme.

— Vous bouffez pas, Forrestier ?

— Non.

— Vous fumez trop. Baisez pas non plus ?

Elle leva les yeux. Jankovic jeta l’allumette après l’avoir secouée avec nonchalance. Son visage aigu, intelligent, était vaguement souriant, mais son regard ne trahissait pas la moindre bienveillance, il était fixe, vigilant et lointain. Éliane Forrestier souffla de la fumée.

— Et vous, Janko, pour tirer un coup, vous virez vos parents de chez vous ? Vous les faites coucher sur le palier ?

Château sortit un paquet de Pall Mall, repoussa son assiette.

Janko proféra d’une voix sans timbre :

— Vous perdez de vue, Forrestier, qu’ici ou ailleurs, je suis patron.

— Patron !

— Ça va, fit Château.

— Patron ! Des patrons comme ça, j’en fais un tous les matins, Janko… (Elle se pencha à peine, approcha son visage du sien.) Vous avez fait quoi, pour tourner blaireau ? Poursuivi des études à Assas à traquer le bique et le margeo, présenté le concours, après on vous a adoubé taulier dans la chapelle de Saint-Cyr au Mont-d’Or… C’est ça qui vous a mis à la masse ou vous y étiez déjà ?

— Forrestier, glapit Janko, Forrestier, je vous casserai !

Elle eut un rire froid, tira sur sa cigarette et souffla de la fumée droit devant elle.

— Vous casserez rien du tout, patron de mes noix. Vous casserez rien du tout, parce que vous auriez trop la trouille que je porte le deuil, Château et vous. Vous êtes pas un pourri, Janko, vous êtes pire : un zombie. Vous existez pas.

Elle repoussa la chaise derrière ses genoux, commença à se lever.

Jankovic avait entrouvert sa veste. Il avait le visage gris et les narines pincées. Château rabattit le capot de son briquet, qui claqua sèchement. La femme sourit de loin, dodelina la tête.

— Essayez pas de prendre votre feu, zombie, vous vous feriez péter la carlingue aussi sec.

Elle paya au comptoir avant de sortir.

Mingus…

Milard avait allumé dans chaque pièce, l’une après l’autre, feuilleté un livre dans la bibliothèque, versé un verre qu’il avait laissé sur le bar, dans le living il avait mis la télévision. Il s’était assis un peu partout de manière précaire, sans s’attarder. Le temps ne coulait plus. Il avait passé la journée comme si de rien n’était, à expédier les affaires courantes, à enregistrer et ventiler des dossiers. Il s’était intéressé comme tout le monde à un scanner saisi par la bande chez un julot casse-croûte avec tout un lot de photos pornos prises sur le vif. Il avait mangé avec les autres, dans le sous-sol où ils avaient installé une cuisine équipée.

Journée nulle.

Le scanner leur avait permis de piquer le trafic d’un groupe de la Crim.

Vol à main armée dans le dix-septième, trois types avec des fusils.

Montant du butin : pas loin de quatre cents francs.

Il était rentré avec Tony, qui avait pris deux bourbons à l’eau avant de s’esquiver et de le laisser aux prises avec l’appartement, les grandes glaces ternes, les pièces poussiéreuses. La bibliothèque. Aux prises avec Milard. Il y a un jour où on est obligé de cesser de fuir, un moment où on se retrouve au pied du mur, où ça ne sert plus à rien de se raconter des histoires.