— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— Ça dépend combien tu mets sur l’affaire. Où tu l’expédies… Ça dépend d’un tas de choses. Toujours pareil, tu connais le problème…
— Non. Je connais pas.
— Des vrais, autour de six mille.
— Pour quand ?
— Fin de la semaine.
— Après-demain.
— Il faut les photos…
Mauber en sortit des vieilles de sa poche. La fille avait la gueule de travers et un sourire niais. Une face de rat blonde, sans âge. Il glissa le pistolet plein dans sa ceinture, au milieu du dos.
— Après-demain…
Il gagna la porte sans se retourner.
— Slim, oublie pas : après-demain.
Il dévala sans bruit les escaliers du loft, remonta tout aussi furtivement. À travers le bois, il entendit qu’on décrochait le téléphone. Il resta un moment immobile, puis il se tira. La boîte de cartouches lui ballottait dans la poche de blouson.
À la première station, il monta dans un taxi.
Il ne faisait que commencer sa nuit.
Le taxi n’avait pas tourné le coin de la rue que Slim avait déjà son correspondant en ligne. C’était sa manière de préserver son fonds de commerce. S’il n’avait pas été aussi incurablement solitaire et pressé, Mauber l’aurait su, comme tout le reste de la rue le savait : Slim balançait à la Grande Maison. En gros et en détail.
Chapitre IX
L’équipe Château était réunie à huis clos dans son bureau depuis neuf heures du matin, au grand complet. Tout le monde avait déjà pris du café deux ou trois fois et la fumée blanchâtre des cigarettes stagnait en nappes sous le plafond. Château tripotait sans cesse un automatique .22 à crosse de nacre, le déposait sur son sous-main, l’y reprenait entre les doigts, actionnait le mécanisme. Il y avait des flics dans tous les fauteuils et, malgré le temps qui s’annonçait beau et chaud, personne ne semblait particulièrement détendu. Éliane Forrestier était adossée à une armoire métallique. Elle avait retiré son blouson de cuir et on pouvait voir ses seins sous le chemisier et le revolver à la ceinture.
Un enquêteur dit, en agitant les doigts :
— On n’avait pas assez de monde, patron. Le petit bâtard nous a trimbalés de la Porte-d’Orléans à Clignancourt et de Neuilly au Pont-de-Charenton, et quand il en a eu marre, il s’est tiré en traversant les voies.
— Personne de chez nous, en face ? murmura Château.
— Avec quoi ? On tourne en sous-effectifs depuis deux ans. Avant il nous avait sorti tout le grand jeu.
— Vous étiez combien ?
— Six. Deux voitures, une moto.
— Il vous a reniflés ?
— Je ne crois pas.
— La femme Dieterich ?
Un autre enquêteur sortit son calepin de la poche.
— … Rentrée tard dans la nuit d’avant-hier. Elle a donné et reçu pas mal de coups de téléphone. Beaucoup de condoléances jusqu’à une heure avancée de la nuit. Rien de saignant. Elle a l’air d’essayer de joindre une fille, en appelant dans des bistrots et des boîtes. Pour l’instant, nix… Elle a passé une bonne partie de la journée à s’occuper des obsèques, hier.
— Et pour le trou dans son emploi du temps avant-hier soir ?
— Rien. Malou Dieterich est sortie de l’image pendant trois ou quatre heures. Où elle est allée, ce qu’elle a fait… Hier soir, elle avait un rencart aux Halles avec quelqu’un qui lui a fait bouffer du lapin. Elle a encore appelé depuis une cabine. Rentrée chez elle vers une heure, ronde comme une tasse. Elle doit encore en écraser, à l’heure qu’il est.
Le flic rangea son calepin.
— Quelqu’un, fit Château. La fille ?
— Je ne crois pas, ou alors le type qui l’a appelée le faisait pour une fille. (Le flic réfléchit.) Pourquoi pas ? Vous voulez écouter la bande ?
— Oui.
— Je vous la fais passer dans la matinée.
— Et notre chère Céline ?
Éliane Forrestier se décolla de l’armoire.
— Elle a fait très exactement ce à quoi personne ici ne s’attendait, dit-elle avec un rire étouffé, elle est retournée chez Mauber. Elle a dû s’empresser de lui parler dans le creux de l’oreille, toujours est-il qu’ils n’ont pas décoincé de l’appartement de toute la journée, sauf pour aller chercher de quoi manger au fast-food du coin. À les voir dans la rue, ils semblaient en très bons termes.
— Mauber est rentré ? demanda Château.
Elle ricana.
— Aux aurores, avec un sac de croissants et un brick de lait écrémé.
Château reposa le .22, puis, après une hésitation, le glissa dans un tiroir. Il regarda ses flics comme il avait l’habitude de le faire, d’un œil pensif et détaché, après les briefings. Pas assez de monde, pas assez de matériel. S’il avait eu plus de temps… Il se leva avec raideur, les congédia d’un geste. Elle allait sortir, mais il la retint et elle resta seule dans le bureau, l’air incertain. Château remonta les stores et la claire lumière du matin rendit à la pièce son insignifiance habituelle.
— Forrestier… Hier soir…
— Vous voulez un rapport ?
Il regardait dehors, la cour étroite, les toits, et dit sourdement :
— Bon Dieu, abandonnez cinq minutes ce ton de flic.
Elle ricana de nouveau, beaucoup plus fort.
— Qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? Que je me couche ?
— Non, dit Château. Certainement pas. (Il se retourna.) Vous avez vu Jankovic… Vous avez certainement remarqué dans quel état il est. L’homme qui voit tout le système se détraquer, ses points de repère s’effacer. Un autre se serait réfugié dans l’aquarelle, le branleurisme organisé ou les courses de motos. Pour lui, c’est impossible. (Il prévint son objection.) Je ne veux pas le défendre, il a été passablement odieux à votre égard. Je ne veux défendre personne. Vous avez été implacable.
— D’accord, fit la femme.
— Vous avez surtout jeté de l’huile sur le feu. (Château sourit à part lui.) Inspecteur principal Forrestier, ça faisait des mois que le commissaire Jankovic me tannait pour que j’organise ce dîner. Le boulot n’était qu’un prétexte. Il vous avait remarquée à l’Office central…
— Laissez tomber. C’est pas mon type.
— C’est quoi, votre type ?
— Gros bras, déménageur, légionnaire. (Elle se tut brusquement.) Château, vous savez bien que ce con est timbré.
— C’est ce que tout le monde colporte. Il arrive que tout le monde se trompe. Forrestier… un jour vous apprendrez peut-être à nuancer. Peut-être. Peut-être pas. Qui sait ?
Milard montait les marches de bois, l’une après l’autre, en se tenant à la rampe. Il avait le souffle court et s’était remis à suer. Il traînait sa carcasse à bout de bras. Quel besoin avaient ces connards d’habiter sous les toits ? Sur le palier, il s’essuya le visage, replia pensivement son mouchoir. Le toubib lui avait bourré le mou, histoire de lui flanquer la trouille. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, ces histoires de numération globulaire, de vitesse de sédimentation ? Qu’est-ce que ça pouvait signifier pour un homme qui n’avait plus envie de se battre ? Il s’approcha du lavabo, dans un angle. Toutes les portes se ressemblaient, badigeonnées de brun foncé.
La cuvette sentait la pisse.
Milard frappa au hasard.
Lorsqu’on lui ouvrit, il rentra sans un mot.
La fille était petite et brune, elle avait un type méditerranéen très prononcé et rien sur le dos. Un coquard vieux de la semaine lui ornait le coin des lèvres. Elle regarda à peine la face cireuse qui la surplombait. Milard lui saisit le poignet, releva le bras comme pour prendre sa tension, mais le lâcha presque aussitôt.