Выбрать главу

Et s’abstint de lui dire qu’il pouvait commencer le compte à rebours.

Parce qu’il savait à présent comment il allait s’en tirer.

Giraud se laissait ballotter par la rame de métro. Il avait changé quatre fois de ligne et utilisé les passages interdits. Il était revenu sur ses pas à plusieurs reprises, morne litanie du parcours de sécurité. Routine. Tout commençait et finissait par la routine.

L’enterrement avait lieu à seize heures et il n’avait rien à y faire.

Il descendit après le klaxon, juste au moment où les portes se fermaient.

Le parcours du rat dans le labyrinthe.

Un dollar sur le minotaure, pour voir…

Châtelet-Les Halles.

Il suivait un itinéraire en pensant à un autre : il l’avait rencontrée beaucoup trop tard et qu’aurait-il pu lui dire qui n’aurait été ni pompeux, ni proprement incroyable ? Qu’il travaillait (que Giraud travaillait) pour une puissance étrangère en utilisant une couverture en béton armé, et qu’il n’était pas le seul dans ce cas, qu’il y en avait d’autres et qu’il en connaissait certains, des choses dingues aux confins de la schizophrénie, qu’il avait été recruté en faculté, bien des années auparavant, et que la seule grâce qu’il aurait jamais demandée aurait été l’oubli.

Les agents spéciaux sont les Job modernes.

Leur tas de fumier est l’univers.

Giraud serrait un livre de poche dans ses doigts.

La reliure contenait la pellicule photographique traitée sur laquelle se trouvait reproduit le long rapport qu’il avait rédigé et qui ne mentionnait nulle part l’existence d’un témoin au meurtre de Dieterich.

Mais qui relatait tout le reste.

Denfert-Rochereau.

Il lui restait douze minutes pour arriver au Père-Lachaise.

Trop tard.

Il sortit au grand air, les doigts accrochés au livre, les articulations blanches, reprit sa respiration à grand-peine, à grandes goulées précipitées. Pas de bus ni de taxi. Il pénétra dans une cabine téléphonique, composa un numéro au hasard. Ses yeux firent le tour de la place. Il transpirait sous la toile de la chemise et la culasse du pistolet lui collait à la peau, sous la ceinture. Il raccrocha le combiné, ressortit.

Personne n’avait pu le suivre.

Ou on l’attendait au rendez-vous.

Un jour, quelqu’un l’attendrait au bout du parcours, au lieu du contact un homme — ou une femme — avec un automatique .22, ou il y aurait plus loin un tireur d’élite avec une lunette et un fusil, et la mort lui parviendrait, miraculeuse et candide comme une rupture d’anévrisme.

Il reprit le métro.

Il avait sa livraison à faire. Le livre choisi n’était autre que L’Iris de Suze, de Giono, en Folio Gallimard. Le contact aurait lieu à Saint-Michel. Trop tard pour avertir Milard. Saint-Michel… Il lui revint les images d’un restaurant grec, celles d’un visage mat et éperdu qui ne comprenait pas, qui ne voulait pas comprendre pourquoi il arrivait à Giraud de disparaître des jours, des semaines entières, sans donner signe de vie.

Sortir du wagon au dernier moment, remonter dans le suivant.

La migraine lui broyait la tête.

Tricheur…

Adieu, amour, adieu…

Une seule balle expansive en plein crâne, tirée de haut en bas, au-dessus de l’oreille, et le silence, vertigineux.

Giraud avait envie de dégueuler, bien qu’il eût l’estomac vide.

Seize heures.

— Avance, ordonna l’homme au ceinturon.

Mauber se retourna une dernière fois vers la voiture et ne distingua que des silhouettes qui paraissaient s’affairer autour. La rue était vide et poussiéreuse sous le soleil incolore. Il aspira une profonde bouffée d’air gras et chaud et se mit à marcher à pas ni lents ni rapides, les bras le long du corps. Les deux autres l’encadraient de si près qu’il ne paraissait pas se déplacer de manière autonome.

Ils auraient aussi bien pu le porter.

Mauber relâcha les muscles des épaules, fit jouer ses poignets.

Il faudrait bien qu’ils finissent par lui glisser le .45 dans la main.

Au dernier moment…

Ils passèrent le portail.

Plus loin dans une allée, Mauber aperçut les toits des limousines qui paraissaient se gondoler doucement sous la chaleur. Un fourgon. On faisait à Rolf des obsèques synthétiques. Il se força à ralentir le pas et l’homme au ceinturon le poussa du flanc, presque sans rudesse.

Mauber haussa les épaules.

Le type portait un pistolet-mitrailleur sous le bras gauche, dissimulé par son blouson de toile. Trop gros et trop mastoc pour qu’il s’agisse d’un revolver canon long.

Mauber trébucha.

— Regarde où tu fous les pieds, merde, ronchonna le type à mi-voix.

Mauber chercha une cigarette dans sa poche, et l’autre la lui enleva des lèvres, la cassa entre les doigts et éparpilla tabac et papier dans le gravier. Mauber secoua doucement la tête. Un pistolet-mitrailleur, très certainement UZI, ou une arme tchèque. Baudrier d’aisselle.

À mi-distance, Mauber remarqua qu’il n’y avait pas grand monde autour du trou, et pas la moindre couronne. Quelques pas plus loin, les paupières plissées et le visage grimaçant, il s’efforça d’identifier des têtes. La seule qui lui fût familière, c’était celle du flic aux yeux de camé. Il portait un complet bleu pâle et fumait une cigarette marron, fine et longue, avec le bout doré.

Milard bascula le barillet du revolver, contrôla le contenu des alvéoles et le remit à l’étui d’un geste qui dénonçait une très longue habitude. La femme avait les mains sur le volant, les bras fléchis. Elle tourna à peine le menton.

— Quel genre d’homme êtes-vous ?

— Quelconque.

— Bien entendu… Je suppose que je dois vous croire sur parole.

— Je n’ai pas l’impression que vous ayez le choix.

Elle réfléchit une seconde, le front penché.

— Dieterich était votre ami…

— En un sens, oui.

— Bien entendu.

Elle se passa les doigts dans les cheveux.

— On y va ?

— On y va, fit Milard.

Elle le retint par le coude avant qu’il sorte de la voiture.

— Milard, si vous n’aviez pas cette saloperie de cancer, est-ce que vous feriez la même chose ?

— Peut-être.

— Tout à l’heure, vous m’avez parlé de quelques jours au soleil. Vous en aviez réellement l’intention, ou c’était pour dire quelque chose dans le micro ?

Il eut un rire sec.

Au loin, une radio à lampes assoupie balançait « Strangers In The Night ». Milard se déplia, les pieds bien à plat sur le trottoir. Il était réellement très grand et elle le regarda boutonner sa veste, mettre des lunettes noires. Un étranger sec et dur au visage grisâtre, brusquement dépourvu d’expression. Le Milard qu’il avait été, des années auparavant. Elle le rejoignit après avoir verrouillé sa portière, glissa familièrement la main sous son bras. Il lui toucha les doigts et sourit.

— Ne vous emballez pas.

— Un sale flic ! Un flic ! Est-ce que vous auriez su faire autre chose ?

— Peut-être…

Leurs pas les portaient, beaucoup trop vite.

— Est-ce que vous auriez été capable de faire quelque chose d’humain ?

Il toucha la crosse du .38 à travers le tissu de la veste.

Humain, trop humain…

Lorsqu’ils avaient fourré le corps inerte de la fille dans le coffre de la BMW, en cinq sec, elle était encore vivante. Quelqu’un lui avait rabattu la robe sur ses cuisses remontées et s’était rapidement éloigné. La rue était vide comme un décor, le moteur de la camionnette tournait au ralenti. Il était resté un homme en bleu de travail penché sur le coffre ouvert, rien qui puisse attirer l’attention. Il s’était relevé, l’expression absorbée, un peu soucieuse.