Continuer.
Lâcher une courte rafale qui rencontra des chairs, invraisemblable connerie, déchira des muscles et émietta des os. Un autre paré-boulé. S’approcher. Jamais plus de quelques secondes au même endroit. Tir tendu. Des corps par terre, des fleurs de sang. Une silhouette hostile cisaillée de quatre balles, les bras déjetés, très courtes rafales. Rentrer dans le tas, jamais reculer, ses pieds ne touchaient pas le sol, tirer au minimum. On ne ripostait pas beaucoup, profiter de l’invraisemblable boxon, ça ne durait que depuis une fraction de seconde, il n’entendait plus rien, la panique, RENTRER DANS LE TAS, récupérer un otage, décrocher. Otage… On essaya de le saisir, il donna un coup de crosse métallique. Berg était debout à peu de distance, il était resté debout, il y avait une femme à côté, un type qui n’en finissait pas de sortir son .38, image au ralenti, un des hommes de la surveillance avait un .22 extra-plat à la main mais le canon était braqué sur Berg et personne d’autre. Berg ? Mauber tira, mais le .22 s’était déjà à peine cabré, la femme porta la main à son front et commença à fléchir des genoux, le type maigre au .38, le calibre à la main, la reçut dans ses bras. Mauber pivota, son regard intercepta celui de Milard, s’y accrocha. Le type au .22 avait son compte, la poitrine déchirée par les balles de 9 mm. Berg se tenait le flanc.
Décrocher. DÉCROCHER.
Mauber, hagard, fixa Berg comme s’il voulait graver ses traits dans sa tête. Ça ne collait pas. Berg n’était pas Berg ! Mauber regarda à côté, pas de temps à perdre, entubé jusqu’à la garde… Milard tenait Malou contre lui. Elle avait deux trous rougeâtres au-dessus du sourcil gauche, et quelque chose lui suintait dans l’œil. Mauber saisit Milard par les cheveux, le contraignit à la lâcher, le redressa. Une autre femme apparut dans son champ de vision, surgie de nulle part. Personne ne tirait plus. Tenant le P.M. à bout de bras, Mauber braqua le canon entre les seins de la femme.
— Milard, cria-t-elle.
— Connards, hurla Mauber. ENFANTS DE PUTAIN !
N’importe qui pouvait le descendre, mais personne ne pourrait l’empêcher de buter le type et la fille. Elle s’approcha, à toucher l’arme.
— Tu viens avec nous, dit Mauber.
— Naturellement, fit-elle.
Il faisait beaucoup trop chaud.
— Foutez-lui la paix, fit Milard que l’avant-bras de Mauber étranglait. Laissez-la se tirer, elle est pas dans le coup…
— Pas question, papa. Filez-moi votre flingue… Doucement…
— Vous avez pas une chance.
— Elle encore moins. Votre flingue…
Son pire cauchemar : des tas de mecs autour de lui, à découvert, il ne saurait même jamais d’où serait venu le coup. Milard lui glissa le .38 entre les doigts, près de l’épaule droite. La femme les regardait, rigide et tranquille, et ne tressaillit pas lorsque le canon de l’arme lui entra sous le cou.
Mauber dit d’une voix forte à la cantonade, mais sans crier :
— Si quelqu’un fait le mariolle, ils y ont droit.
Il s’adressa ensuite à la femme :
— Vous avancez en même temps que moi… (Il lui enfonça le métal dans la chair.) Si je vous sens plus au bout, je tire.
Au moment de commencer à décrocher, il regarda une dernière fois le type qui s’était fait appeler Berg. Même taille, même corpulence, même architecture du visage, un bronzage identique. Un bronzage ne voulait strictement rien dire. Mêmes complets de chez Cerruti. Pas à pas, il se mit à reculer, la femme le regardait sans ciller, sans la moindre trace de crainte sur son visage acajou. Elle marchait tranquillement, le menton appuyé sur l’extrémité du P.M., les bras le long du corps et les épaules droites, imbécile procession.
Les tordus leur faisaient la haie.
Il aurait pu les allumer comme au stand.
Tout ça pour rien.
Milard regardait le visage de la femme. Il essayait de peser le moins lourd possible, de ne pas trébucher, de ne rien faire qui puisse déclencher le tir, il s’appliquait à reculer, seulement reculer, à effacer de son esprit l’image des corps hachés par les brèves rafales dont aucune n’avait été inutile et pas la moindre superflue, celle de la progression souple et intermittente du tireur, rageuse et contrôlée, intervention commando. Le staccato des détonations. Comment un seul lascar avait-il pu faire autant de dégâts, s’approcher de l’objectif à le toucher de la main, pour finalement ne pas prendre seulement la peine de le détruire ?
Sous ses pieds, Milard sentit non plus le gravier, mais une lisse surface en béton. Ils n’allaient pas tarder à passer le portail. La meute, en face, avait suivi de loin. Disposée plus ou moins en tirailleurs.
— Flic ? demanda Mauber.
Milard acquiesça.
— Vous avez des pinces ? Donnez…
Milard amena les menottes à hauteur de son visage. Ils étaient dans la rue, et il ne sentait plus son dos crispé. Suzanne Vauthier continuait à déambuler de son pas de cover-girl, marquant ici ou là une manière d’impatience dans la position du talon, la pointe du pied en attente, et rien de plus.
— Passez-lui…
Elle tendit les bras.
Milard boucla les bracelets autour de ses poignets.
Mauber le lâcha, recula suffisamment.
— Vous allez courir.
— Ça va, fit Milard. Vous n’avez plus besoin d’elle.
— De vous non plus, papa. Courez…
Château parlait dans un Motorola. Éliane Forrestier vint se camper en face de lui. Jankovic avait disparu avec le gros des troupes, un .44 Magnum à la main. Personne n’avait empêché Berg de se replier. Il restait quelques vivants désemparés, un cercueil au bord de la fosse dont tout le monde se foutait à présent, et le reste, ceux qui n’étaient plus vivants ou n’allaient plus tarder à cesser de l’être, jetés au petit bonheur, là où les balles les avaient cueillis, les balles tirées par une seule arme automatique, excepté le corps de Malou sur lequel on avait jeté une veste, une seule arme servie par un seul tireur.
Château écarta le poste de ses lèvres.
Il avait les yeux creux.
— Bordel de merde, dit Forrestier. Ce coup-ci, on va tous sauter…
— Pourquoi donc ?
Elle balaya le cimetière du bras.
— Tout ce merdier…
— Quel merdier ? (Château agita vaguement le poste.) Un dingue qui se met à tirer à tout-va. Et alors ? La scène a été filmée en vidéo depuis un point haut que nous avions fait installer pour détroncher Berg et ses éventuels contacts. Procédure normale. Tout le monde sait que nous le faisons quand un gros est porté en terre.
D’un corps, elle entrevoyait une jambe qui faisait un angle pénible avec le reste, des doigts qui de loin paraissaient caoutchouteux. L’irruption de la mort. Elle n’avait rien pu faire, à aucun moment. Elle n’avait rien vu. Elle avait enregistré les détonations à ciel ouvert. Pas son genre de violence. D’ordinaire, elle arrivait après, bien après. Château sortit une cigarette.
— Personne ne sautera.
— Ce Mauber…