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— Quel Mauber ?

Elle se mordit la lèvre.

— Est-ce que vous pensiez qu’il s’en sortirait ?

On entendait au loin le cri des ambulances, tourmenté de place en place par ceux des deux-tons de police, opéra macabre d’une modernité clinique, et le tout s’approchait sans cesse. Château la dévisageait sans un mot, il avait un étrange tressaillement à la paupière gauche, incongru dans son visage cireux.

— Pas de cette manière, Forrestier.

Jankovic revenait, le revolver le long de la jambe. Il était encore à distance, s’attarda à se pencher sur une silhouette étendue.

— Ce coup, Château, vous l’avez monté tout seul ?

— À votre avis ?

Elle fit quelques mètres en arrière.

— Et vous l’estimez réussi ?

Il haussa les épaules.

— Rien n’est jamais réussi avant le final. Ceci dit… (Il haussa de nouveau les épaules, plus légèrement, ou en fit bouger les muscles à tout hasard et sourit sans raison.) Ceci dit, cette phase de l’opération s’est déroulée de manière satisfaisante. Aucune des victimes ne méritait beaucoup plus que ce qu’elle a récolté. Personne ne pleurera… (Le bruit des sirènes le contraignit à hausser le ton.) Forrestier… Rien ne vous retient ici. Nous saurons où vous trouver si nous avons besoin de votre témoignage.

Elle fit encore quelques mètres en arrière.

Puis elle se retourna et se mit à gagner la rue à grands pas.

Elle avait l’impression de nager à contre-courant dans quelque chose de parfaitement irréel. Les arbres étaient immobiles, au garde-à-vous. Sous le blouson, le chemisier lui collait au thorax. Elle avait assisté à un flingage en règle suivi d’une prise d’otages. Il y avait des refroidis un peu partout. Qu’est-ce qui s’était détraqué ? Même la Grande Maison ne fonctionnait plus de manière rassurante. Et qui s’était occupé de Mauber ? Et que raconterait-elle aux enquêteurs lorsque ceux-ci viendraient l’interroger sur le jeune homme ? Est-ce que Mauber existait réellement ?

Elle se retourna une dernière fois, Château l’observait de très loin, à présent. Elle ne distinguait pas bien ses traits. Elle n’en avait pas besoin pour comprendre qu’il l’avait manipulée d’un bout à l’autre, comme il avait certainement manipulé Jankovic et les autres. Pour des raisons qu’elle ne voulait plus connaître.

Y aurait-il seulement des enquêteurs pour venir l’interroger ?

Elle demeura immobile quelques secondes, comme pour se pencher sur un passé béant, puis elle partit. Elle ne parlerait pas, puisque, comme l’avait prédit Château, tout discours était devenu inutile.

— Vous avez déjà conduit ce genre de bagnole ? Non ? Tant pis…

— Sortez-la de l’affaire… Elle n’a rien à y voir. On peut la laisser n’importe où… Un drugstore. Elle ne sait rien.

— C’est votre peau que vous défendez, ou la sienne ?

— La vôtre…

— Démarrez.

— Non.

— Gonflé, papa… Elle va descendre, ici même.

Mauber colla le .38 contre la tête de la femme, le chien relevé.

Milard mit le contact, démarra sèchement.

La voiture embarqua.

Il conduisait sans penser à rien, le moteur en surrégime. Il retrouvait toute la gamme de réflexes qu’il avait crus oubliés. D’abord, se tirer du quartier, gagner des rues tranquilles. Comment avait-elle fait pour le rejoindre, et pour quoi faire, grands dieux ? Il faillit percuter un taxi, les pneus hurlèrent, la caisse glissa, une véritable bombe. Milard se passa les doigts sur la figure. Réflexes… Fatigue. Suzanne Vauthier, les Chevaux du Bonheur. Un autre monde, sans aucun doute. Il l’avait enfin trouvée, un peu trop tard. Elle n’avait pas dit un mot depuis que le jeune homme l’avait braquée. Instinctivement, Milard jeta un coup d’œil dans le rétroviseur, leva le pied. Plus la peine de prendre des risques. Mauber se renfonça dans la banquette, le .38 sur les genoux.

— Drôle d’affaire, hein, papa ?

— Débarquez-la et je vous trouve une planque.

— C’est ça, ricana Mauber : 36, quai des Orfèvres !

— Je veux rester, dit la femme.

— Ça ne servirait à rien, dit Milard.

Mauber se pencha sur le dossier du conducteur.

— Quel genre de planque ?

— Enlevez-lui les bracelets. Je suis votre seule chance de vous en tirer.

— C’est vous qui avez la clé. Qu’est-ce qui me prouve que vous allez pas essayer de m’enfler ?

— Rien du tout. (Milard ralentit encore.) Je vais m’arrêter, lui retirer les menottes. Elle va descendre… Après, nous changerons de bagnole.

— Pas tout de suite.

Milard avait mis le clignotant. Quatre ou cinq voitures les dépassèrent coup sur coup. Il se rangea à proximité d’une sanisette. Suzanne Vauthier le regardait faire. Il sortit son trousseau de clés, défit les bracelets. Elle le regardait toujours, le visage immobile. Milard parut embarrassé.

— Descendez, Suzanne. Il ne tirera pas. C’est fini, maintenant.

— Et vous ?

Il lui sourit avec douceur.

— Ça faisait déjà un moment que c’était fini… (Il tourna la tête en direction du jeune homme.) Elle va sortir. Elle n’ira pas aux flics. Elle va prendre une chambre quelque part, un jour ou deux… Se reposer.

Mauber agita les doigts.

Milard se pencha, ouvrit la portière du passager. Elle lui agrippa le poignet. Il était déjà loin, très loin, il dérivait à perte de vue. Il ne souriait plus. Un étranger. Elle n’avait pas peur. Il la poussa dehors, sans brusquerie. Mauber passa devant en dissimulant le revolver sous le blouson.

Elle vit la BMW s’éloigner, le clignotant palpiter et s’éteindre. Elle fit quelques pas au hasard. Il lui revenait le fracas des détonations, le visage de Milard et celui du jeune homme, joue contre joue. Elle se mit à trembler et ses mâchoires claquèrent. On la dévisageait au passage. Les impacts de balles dans un corps tournoyant, le visage de Milard, crispé et sagace. Elle se rappela qu’elle avait laissé son Alfa à proximité du cimetière. Sa montre marquait à présent seize heures quarante. Moins d’une heure auparavant, elle avait pris le bras du policier, il lui avait adressé un sourire neutre. Moins d’une heure, autant dire à une autre époque dont le souvenir ne lui parvenait plus que brouillé, par-delà le temps distendu.

Elle n’avait plus de sac, pas un centime de monnaie.

Elle appela Milard à mi-voix. Elle ne tremblait plus.

Elle se sentait seule et vide, une maison délaissée.

Elle commença à avancer à grands pas.

Il reviendrait : il ne pourrait pas faire autrement.

Il reviendrait parce qu’il le fallait.

Maintenant, elle courait à toutes jambes.

Qui pouvait dire si c’était pour fuir ou le rejoindre ?

Jankovic était blême, il avait les poings dans les poches de pantalon. Des flics et des ambulanciers partout. On évacuait le corps de Malou Dieterich. Un jeune médecin agenouillé brandissait à bout de bras un bocal de perfusion. Château fumait. Jankovic le toisa. Château porta le Motorola à la bouche. Lorsqu’il eut cessé d’émettre, Jankovic s’approcha à le toucher.

— Tout ça pour quoi ?

Château le fixa durement.

— Un banal règlement de comptes, Janko… Le procureur général va être là d’un instant à l’autre. Vous avez regardé la bande vidéo ?

— Pas eu le temps…

— Un dingue. L’œuvre d’un cinglé. Totalement imprévisible. Imparable.

— Berg s’en est tiré…

Château souffla de la fumée, son regard se glaça et il eut une grimace qui pouvait passer pour de la lassitude. Il examina le poste qu’il tenait entre ses doigts, reporta les yeux sur la face livide de Jankovic.