Выбрать главу

— Ça n’était pas Berg…

— Comment ?

— Non. À supposer qu’il soit réellement en France, ça n’est pas Berg que vous avez vu tout à l’heure. Pas même vraiment un sosie, un homme de sa taille, avec la même couleur de cheveux, c’est tout…

— Alors…

— Alors rien, coupa Château d’un ton tranquille. Pour des raisons qui risquent de nous demeurer à jamais inconnues, un taré a ouvert le feu à l’enterrement d’un malfrat. C’est un miracle qu’il n’ait pas fait plus de gâchis.

Jankovic se balança sur les talons.

— Pas suffisant, Château.

— Tant pis…

— Il a embarqué Milard et une fille.

— Ça aurait pu tomber sur n’importe qui d’autre. Ils auraient aussi bien pu se faire descendre au cours de la fusillade. Ils auraient pu être renversés par un autobus en venant, ou sortir de la route un beau soir d’hiver.

Jankovic sortit les mains des poches, pivota sur les talons.

— Château, si jamais votre poufiasse de merde se met à table, on est tous bons comme la romaine.

— Personne ne se mettra à table.

Jankovic ricana brusquement.

— Je voudrais en être aussi certain que vous. (Il explosa :) On danse sur un volcan. Qu’est-ce que la presse va raconter ? Vous croyez qu’elle va couper dans votre salade ? À l’heure qu’il est…

Château le coupa avec sécheresse :

— Elle racontera ce qu’on lui dira de raconter. (Il répéta, détachant chaque syllabe :) Personne ne se mettra à table, parce que personne n’y a intérêt. (Plus bas, il ajouta d’une voix neutre :) Janko, tout le monde est mouillé dans cette affaire. Que Berg figure au palmarès ou pas n’a aucune espèce d’importance. À l’heure qu’il est, des tas de télex crépitent un peu partout. On va s’arranger à accorder les violons, voilà tout.

— Drôle de bal, observa Jankovic.

Château jeta sa cigarette.

— Des soldats en guerre.

Une ambulance s’approchait à reculons, avec une lenteur prudente et calculée. Les deux policiers lui accordèrent une attention distante, puis Jankovic se passa les doigts dans les cheveux. Château allumait une autre cigarette. Il n’avait pas bougé d’un millimètre durant les quelques secondes qu’avait duré la fusillade. Il s’était contenté d’observer, les épaules crispées. Jankovic avait dégainé, il allait démarrer, lorsque des doigts durs l’avaient saisi au poignet. Château, qui ne le regardait même pas. Il n’avait pas tenté de se dégager. Il n’y avait pas eu le moindre cri, seulement l’acharnement d’un fauve, le piaulement de quelques ricochets. Château dit lentement :

— Vous êtes embarqué comme tout le monde, Janko. C’est autre chose que de dérouiller des malfrats dans une arrière-cour, mais vous aussi vous êtes mouillé, comme l’inspecteur Forrestier que vous n’aimez pas beaucoup, comme tous les autres… Commissaire, il n’y a pas d’innocents, seulement des bourreaux et des victimes, tous interchangeables. Personne ne s’en sortira plus.

Jankovic reconnut le procureur général qui arrivait, entouré d’un aréopage de flics et de magistrats de haut vol. Il se surprit à rectifier d’instinct la position. Château glissa le Motorola dans sa poche de veste. Puis, avec une soudaine brusquerie, il déclara :

— Même eux, Janko. Mouillés jusqu’à la garde !

Jankovic tourna les yeux. Le visage de Château était cireux.

Un masque sinistre derrière lequel se terrait un regard vitreux.

Malgré lui, Jankovic ressentit une horreur glacée. Des soldats en guerre. Il fit quelques pas au hasard. Un champ de bataille. Château avait porté le combat dans la ville. Château ? Jankovic le regarda par-dessus l’épaule, découvrit du mépris et de la haine dans les yeux de l’autre qui le suivaient sans ciller. Un inconnu. Un inconnu qui l’avait manipulé. Un inconnu ou un fou.

Il ne trouva rien à dire, rien à faire.

Plus qu’à aller jusqu’au bout.

Éliane Forrestier avait commencé par enlever son .357 Magnum de l’étui et vider le barillet, puis elle avait remis l’arme sur une étagère. Ensuite seulement elle avait arraché son chemisier, enlevé ses chaussures et son jean. En slip, elle avait erré dans son deux-pièces, bougé quelques objets sans rime ni raison, elle s’était fabriqué un browning qu’elle avait bu, dans la cuisine, appuyée au frigidaire, elle avait lavé le shaker et son verre, rangé les bouteilles.

Elle avait appelé Mingus. Pas libre.

Elle s’était assise sur le divan, puis relevée. Elle avait mis de l’ordre dans les revues disposées sur la table basse, les doigts glacés. L’alcool commençait à lui faire de l’effet. Il déformait les perspectives, altérait les contours et l’installait dans le flou et le cotonneux, elle se mouvait au ralenti, l’angoisse lui refluait dans le ventre, elle y faisait une boule encore lourde et pleine qui irradiait un peu partout, elle serra les genoux. Bien sûr qu’elle en crevait d’envie, elle se souvint avec exaspération de mains maladroites, qui avaient l’air de s’excuser, bien sûr qu’elle s’était affublée d’un revolver pour gagner sa vie, et quoi ?

Mingus se déplaçait comme on danse, il lui avait souri.

Il semblait fort et tranquille, un véritable colosse qui ne se sentait pas obligé de prouver quoi que ce soit. Elle ricana : une flic et un black. La honte. Elle se refit un browning, but d’un trait. C’était pas un homme pour sortir avec, juste pour la baiser. Un black qu’elle avait aperçu la première fois en geôle.

L’image de Mauber lui traversa l’esprit : courbé en deux, il zigzaguait en bondissant et tirait coup sur coup, sans paraître y prendre garde, occupé à autre chose, boxeur sous la garde d’un adversaire sans relief. Elle la chassa.

Elle reposa le verre vide sur la paillasse de l’évier. La pendule murale marquait dix-huit heures. Elle retourna dans le living, s’assit sur le divan et étendit ses longues jambes musclées devant elle, les leva, les chevilles jointes. Pas un gramme de graisse, déjà un beau bronzage. Elle se passa les doigts sur son ventre lisse et dur, les glissa sous le tissu du slip. Elle avait déjà essayé de le faire seule et abouti à se prendre une cuite carabinée. Elle voulait autre chose, un type sur elle, des bras suffocants, Mauber l’arme au bout du bras, tassé sur lui-même, solidement campé sur ses pieds écartés comme un tireur au stand, Berg dans la ligne de tir, Mauber qu’on l’avait chargée de recruter, de garder dans le collimateur, tout juste si on ne lui avait pas commandé de le border dans son lit, Mauber qui se trouvait fiché dans l’ordinateur de l’antiterrorisme…

Elle attira le téléphone du bout des doigts, composa le numéro de Mingus.

Il répondit aussitôt.

Elle murmura, d’une voix sourde :

— C’est moi…

Il ne dit rien. Dans l’écouteur, elle reconnut l’élégance nerveuse, le phrasé aigu de Charlie Parker. Mingus écoutait le Bird. Elle reprit :

— Tu viens ?

— Où ?

— Chez moi…

Elle lui donna l’adresse, le numéro de code de l’entrée, en bas. Elle glissait à la renverse dans un puits sans fond. Dehors, il ne faisait pas encore nuit et la lumière était tendre et dorée. Elle laissa retomber le rideau. Il allait venir et tout se passerait aussi mal que possible. Elle pensa à s’enfuir, il trouverait porte de bois, puis à ce qu’elle avait envie qu’il lui fasse. Elle but du gin au goulot, s’en renversa sur le menton, reposa rudement la bouteille dans le bar, pensa à mettre des entrecôtes à dégeler, des pommes dauphine.