Après, elle se flanqua sous la douche, soufflant comme un phoque.
La peau lui cuisait de partout.
— Où sommes-nous ? s’enquit Mauber.
— Chez moi, dit Milard.
— Pourquoi ?
— Vous avez besoin de fric. J’en ai.
Mauber inspecta le parking souterrain. Milard avait serré le frein à main, il s’apprêtait à sortir. Mauber le retint par la manche, agita le canon du .38.
— Pas d’entourloupe.
Milard haussa les épaules. Le flic ne manquait pas de cran. Mauber sortit à son tour, abandonnant le P.M. sur le siège avant. Si les choses tournaient mal, il n’en aurait pas besoin. Milard avait appelé l’ascenseur. Mauber allait le rejoindre, lorsqu’il se ravisa. Milard se retourna. Le jeune homme se dirigeait vers l’arrière de la voiture, lui tournant le dos. Intrigué, Milard le regarda ouvrir le coffre avec autant de lenteur que s’il s’attendait à ce que tout lui saute à la figure. La minuterie s’éteignit, Milard ralluma. Le coffre était ouvert, le jeune homme immobile, la tête un peu penchée sur l’épaule gauche. Milard s’approcha au lieu de monter dans la cabine ouverte, pas à pas. Mauber ne bougea pas lorsqu’il se pencha.
La fille était très jeune. Elle avait les yeux enfoncés. Une main reposait sur son genou découvert, une robe de quatre sous, des escarpins passés de mode. Elle avait la gorge empâtée de sang noir, et le manche du poignard dépassait. Elle s’était vidée en mourant et une insupportable odeur de merde leur monta à la bouche.
Milard se redressa, interrogea le jeune homme du regard.
Ce dernier remua les épaules.
Milard referma le coffre, l’entraîna.
— Venez…
Il rattrapa la cabine. Mauber s’adossa au fond, le pistolet au bout des doigts, appuya l’arrière du crâne à la cloison. Son propre poignard, évidemment. Et ils ne pouvaient pas non plus la remettre en circulation. Il rouvrit les yeux, vit la nuque du flic ; remonter le bras, il y aurait le cliquettement du barillet qui pivote, du chien qu’on arme et puis, dans l’étroit local confiné, une explosion qui laisserait abasourdi, un corps qui ne tarderait pas à s’affaisser, la boîte crânienne éclatée.
Milard ne bougea pas.
Mauber laissa retomber son bras.
— Ça n’aurait servi à rien, fit la voix de Milard.
— En effet. Le travail de vos copains…
— Je n’ai pas de copains…
— Si un jour ils apprennent que vous m’avez filé un coup de main, non, vous n’aurez plus de copains. Brigade criminelle ?
Milard acquiesça de dos.
— Ça les dérangerait pas beaucoup, d’effacer un poulet de la Criminelle ?
Milard acquiesça de nouveau.
Mauber le précéda dans l’appartement, visita chaque pièce l’une après l’autre. Milard s’approcha du coffre mural, dans la bibliothèque. Avant de l’ouvrir, il se retourna vers le jeune homme :
— Il y a deux pistolets dedans.
Mauber haussa les épaules. Il avait le .38 dans la ceinture. Il sourit.
— À vous de jouer, papa… Si vous faites le con, on sort tous les deux. Et si on sort, un jour ou l’autre, il y aura quelqu’un pour retrouver votre amie dans le même état que la gosse, en bas. Peut-être pire…
La radio jouait un tango oppressant. Giraud avait liquidé la bouteille de scotch qui se trouvait en équilibre sur sa poitrine. Une blonde bien en chair était occupée à se peindre les ongles des pieds, assise en tailleur au milieu du lit. Elle portait une culotte noire, d’où dépassaient des poils très sombres, luisants. Elle geignit :
— Tu te souviens que j’existe rien que quand tu as besoin de te faire sécher. Tu pourrais au moins donner signe de vie, de temps en temps.
— Ferme ta gueule, j’écoute.
En se penchant à peine, elle éteignit le poste.
Giraud saisit la bouteille par le goulot et la lui flanqua en travers des seins. La blonde tomba à la renverse en piaillant. Giraud se leva rallumer la radio. La bouteille le manqua de quelques centimètres, cogna contre la cloison où elle rebondit et roula sur la moquette. Giraud shoota dedans et elle alla taper dans une plinthe. Le bandonéon était nostalgique et harcelant. La blonde se massait les seins du dos de la main gauche. Elle avait toujours le flacon de vernis dans la droite. Giraud trouva le bouchon sur le drap, s’inclina de manière grotesque.
— Pour vous servir, madame. Carlos Gardel et moi-même vous présentons nos hommages… (Il revissa le bouchon, non sans mal, redressa la tête.) Enlève la main.
Elle avait de gros seins, lourds et fermes aux aréoles très brunes, larges comme des pièces de dix francs. Elle écarta les doigts. Giraud prit la bouteille de vernis, la posa par terre. En se tortillant, elle retira sa culotte, le saisit dans la main.
— J’ai jamais tiré un mec à qui le scotch fait cet effet-là.
— Le scotch et la misère…
— La misère, ah merde !
Elle prit son assise, les genoux relevés. Pas besoin de l’aider, il trouvait tout seul. Elle fit tout de même attention de garder les orteils écartés pour que le vernis sèche bien.
Sur le chevet, le réveil électrique marquait sept heures douze.
Il voisinait avec une serviette de toilette, une plaquette de contraceptifs, deux revues de cinéma et l’automatique dont Giraud s’était défait en entrant, en même temps que de cinq billets de cent francs neufs.
Chapitre XVI
Le colonel tripotait son cigare, le porta à la bouche. La baie vitrée donnait sur la ville, qui miroitait de tous ses feux, parure élégante allongée le long du cou du fleuve, lascive et redoutable. Le colonel se retourna. Le mur du fond était tapissé d’appareils de transmission, de tout un panneau d’écrans, de dispositifs de contrôle. Un officier était penché sur une console. Il se redressa.
— Bon voyage ?
— Excellent…
L’officier arracha une bande télétype, passa le carbone à la broyeuse.
— Paris vient de passer une vacation. Il semblerait que les autorités françaises tombent des nues. (Il tendit le message, que le colonel parcourut rapidement.) Ou alors ils font de la fumée…
— Bien sûr ! murmura le colonel. Que ta main droite ignore ce que la main gauche fait…
— Mao Ze-dong.
— Non. Saint Augustin. (Il rendit le papier, chercha un cendrier.) Quelque chose de la Centrale ?
— D’un instant à l’autre.
Le colonel retourna regarder la ville. Elle ne dormait pas. Le bimoteur avait viré à plat, il avait aperçu la rivière de pierreries dériver sous l’aile gauche, s’enfoncer dans la nuit derrière. Une Mercedes anonyme l’attendait sur le parking. Combien d’avions avait-il déjà pris, combien de voitures ? Combien de fois avait-il attendu qu’un message tombe ? Le cauchemar de Beyrouth, une mission à Vienne. L’ennemi n’avait pas de visage, les « amis » pas plus. Il aspira une bouffée de fumée sucrée, la laissa fuser aux coins de la bouche.
Il avait appris l’insensibilité.
Qui piège qui ?
Milard avait sorti un sac de voyage en cuir. À présent il choisissait quelques ouvrages dans la bibliothèque. Mauber l’observait sans un mot. Le flic agissait vite, chacun de ses gestes était sûr et ordonné. Mauber s’approcha du bureau. Dans un cadre en alu brossé, une femme s’essayait à sourire. Le jeune homme examina les traits durs et froids. Le sac était ouvert sur un fauteuil. Milard y déposa une boîte de cartouches .44, deux paquets rectangulaires enveloppés de papier kraft solide. Une trousse de toilette au cuir fatigué.
— Ça va comme ça, vous croyez pas ? fit Mauber.