Milard lui adressa un coup de menton.
— Vous tenez à en terminer au premier coin de rue ?
Mauber haussa les épaules.
— Embarquez le sac.
Le jeune homme saisit le bagage. Milard embrassa la pièce du regard, éteignit la lampe de bureau, sortit à reculons. Dans l’entrée, il récupéra deux boîtes d’ampoules, un paquet de seringues jetables. Mauber avait le .38 dans la main gauche. Ils entrouvrirent la porte. Le palier était vide et sombre, seule la cabine d’ascenseur produisait un vague rectangle de lumière jaunâtre vertical.
— S’ils sont là, on va pas tarder à le savoir, fit Mauber.
— Couvrez-moi, ordonna Milard.
Sa voix était froide et sèche.
— Par les escaliers…
Il commença à descendre le premier, Mauber quelques marches derrière. Dans la pénombre, ils se mouvaient sans bruit. Milard sentit la douleur se rallumer. Il lui faudrait bientôt commencer la morphine. Ne pas tousser. Descendre, encore descendre. Il revit le visage de Malou, la mâchoire inférieure pendante. Un mort n’était jamais très beau. Il n’avait pas pu la sauver. Qui l’aurait pu ? Ils auraient fini par lui mettre la main dessus, de toute façon. Milard s’immobilisa un court instant, les sens aux aguets, inspecta le hall d’entrée où parvenait à peine la lumière de la rue. S’ils avaient été là, il l’aurait su.
Dans le parking, Milard jeta ses clés au jeune homme :
— La Fuego, au fond…
Mauber hésita.
— On dirait que vous avez pris les commandes, non ?
— Vous avez le choix ? Il faut sortir la BMW. Vous suivez…
— Je pourrais me tirer avec votre bagnole, réfléchit Mauber.
— Rien ne prouve que vous iriez très loin. Vous perdez du temps.
Mauber gagna la Renault, l’ouvrit et jeta le sac de voyage sur la banquette arrière. Milard était penché sur son volant, il avait allumé les lanternes. Les deux voitures sortirent à la queue-leu-leu. Presque pas de circulation. Ils roulaient déjà sur le périphérique, lorsque Mauber se rappela l’UZI qu’il avait laissé sur le siège du passager, dans la BMW. Il ne devait pas rester grand-chose dans le chargeur, mais une seule balle suffisait.
Éliane Forrestier se regarda, la glace de la salle de bains lui renvoyait une image trouble. Mingus apparut derrière elle. Il avait remis son slip de bain mauve et fumait une de ses cigarettes. Il prononça son prénom, lui posa la main sur l’épaule. Il avait une voix basse et grave, rêche comme celle d’un chanteur de blues et finalement à peu près aussi tendre. Elle secoua la tête.
— Je crois bien que tu as gagné, Mingus.
— On gagne jamais, poulette, seulement cinq dix minutes, trois semaines…
Elle le regarda dans la glace, lui prit les doigts entre ses lèvres.
— Tu vas partir, maintenant.
Il se colla contre son dos, lui passa le bras autour de sa taille, en faisant attention à la cigarette, la sentit s’abandonner de tout son long, se frotter à lui.
— Pourquoi tu m’as abordée, Mingus ? Parce que j’avais l’air d’une pute ? (Elle serra les mâchoires.) Tu t’es dit, celle-là, je vais la baiser à l’aise. Comment tu as su ?
Sans la laisser, il jeta la cigarette dans la cuvette des WC, promena les lèvres sur ses épaules. Elle avait la peau brûlante et douce. Tout allait recommencer, elle ne tarderait pas à rouvrir les jambes et ce serait la même chose, une espèce d’explosion brutale, puis de longues vagues qui déferlaient et la roulaient d’un bout à l’autre du lit, jusqu’au moment où… Elle sentit ses genoux trembler. Maintenant, oh oui, maintenant. Elle s’appuya du pubis au lavabo, se hissa sur la pointe des pieds. Il lui tenait les seins dans les mains, frotta le menton dans son cou. Elle tourna la tête, juste assez pour qu’il lui prenne la bouche. Elle balbutia :
— Fais-le, chéri… Tu en as envie, alors fais-le.
Ce fut elle qui dégagea son sexe, le guida du bout des doigts.
Elle était encore trempée, mais beaucoup trop étroite. Il hésita.
Elle cria :
— Continue. Ne t’en vas pas ! MINGUS ! MINGUS !
Il força le passage. Elle se mit à crier. Elle avait enfoncé les ongles dans les poignets de l’homme, lui déchirait la peau. Dans la glace, son visage aux yeux fermés avait revêtu une expression torturée, renversé en arrière, les cheveux blonds mouillés lui collaient au front. Mingus parvint à lui reprendre la bouche et elle mordit jusqu’au sang.
Milard s’était arrêté dans une station-service où il avait fait le plein de la BMW. Il avait payé en liquide. Le mufle bas de la Fuego attendait en bout de piste, à la lisière de l’ombre. Mauber avait vu le flic se remettre au volant, démarrer sans la moindre précipitation. À présent, les deux véhicules cahotaient sur un chemin défoncé en soulevant la poussière. Mauber se dirigeait au jugé. Les stops de Milard incendièrent son pare-brise.
Une gravière… Le flic l’avait emmené à une gravière.
Dans les phares, il remontait une barrière rouillée.
Mauber enclencha la première.
Ils cahotèrent dans des ornières, longèrent des tas de sable et de graviers. Puis la BMW stoppa. Milard descendit, parcourut la centaine de mètres qui le séparait d’une étendue plate et noire, un mètre en contrebas. Mauber sortit une cigarette, le rejoignit. Les paupières serrées, le flic estimait la distance. Il vit la cigarette.
— Vaudrait mieux pas. Le sac…
Mauber remua les épaules.
Milard retourna à la Fuego. Mauber écouta la nuit, maintenant que les moteurs ne tournaient plus. Une pièce métallique craqua dans la pénombre, en se refroidissant, un train passait au loin. Des crapauds, quelque part. Il faisait tiède et l’air sentait le cambouis et la vase. Mauber jeta sa cigarette devant lui, revint sur ses pas. Installé sur le siège du conducteur, Milard avait sorti des pinces, une vingtaine de centimètres de cordon vert à peine épais comme un crayon, qu’il s’appliqua à détordre, un container de plastique jaunâtre dont il entreprit de dévisser l’un des bouchons. À la lumière du plafonnier, son visage était exagérément creusé. Il retira un mince cylindre d’aluminium. Mauber reconnut le détonateur réglementaire de l’armée française. Il remarqua d’une voix feutrée, le coude sur la portière ouverte :
— C’est sûrement pas ce qu’on vous a appris à l’École de police…
Milard procédait avec une extrême minutie.
— Pas précisément.
Il sertit le détonateur à la mèche lente.
— Pentrite, fit Mauber.
Il avait les doigts dans la ceinture.
Milard sortit un couteau de poche, un rouleau de chatterton noir.
Lorsqu’il eut terminé, il déposa le tout sur le siège du passager, rassembla ce dont il s’était servi et le remit dans la trousse de toilette. Puis il alla jusqu’au coffre de la BMW, l’ouvrit, braqua le rayon étroit d’une lampe-crayon. Il tira de toutes ses forces sur le manche de la dague, essuya la lame sur la robe de la fille. Rendit l’arme à Mauber, le manche en avant.
— Rien d’autre à l’intérieur ?
— L’UZI… Des passeports dans la boîte à gants. Vous avez repris les menottes ?
— Oui. Récupérez le reste…
Il revint à sa voiture. Mauber le vit disposer le plastic sous le corps, un plastic orangé, ligoté dans le cordon détonant. Milard plaça un allumeur au bout de la mèche lente sans le dégoupiller, puis il se redressa, contempla le corps et son œuvre. Il annonça, sans se retourner :
— Vous allez mettre le contact. Lorsque j’aurai rabattu le coffre, démarrez sec, prenez le maximum de vitesse et sautez. Le plus tard possible. Il faut qu’elle atterrisse dans l’eau.