Mauber hésita un court instant. Déjà Milard plongeait les mains.
Le jeune homme monta à la volée, mit le contact. Le moteur démarra à l’instant où le coffre claquait. Tous phares allumés, le compte-tours dans la zone rouge, il jeta la voiture en avant. Des cailloux claquèrent contre la caisse. Brusquement, le noir sous le faisceau des phares, la direction qui tapait. Il lâcha le volant.
Le plus tard possible…
Sur le sous-main en cuir de Château, il y avait des photos noir et blanc de format anthropométrique. L’homme se trouvait en dehors de la lumière de la lampe de bureau. Jankovic en voyait seulement les avant-bras, les poignets et les mains aux doigts légèrement recourbés. Il y avait deux verres et une bouteille de Ballantine’s, le poste portable, des clés de voiture. Château entreprit de retourner certaines photos, avec la même négligence qu’il mettait à couvrir des cartes à jouer.
Rolf Dieterich…
Malou Dieterich…
Le tueur en jogging…
Jankovic se pencha légèrement.
Il restait Mauber, un vieux cliché de Milard pris au cours d’un pot de service, il y avait encore Éliane Forrestier, qui portait une combinaison de parachutiste, Giraud intercepté en gros plan, vraisemblablement au téléobjectif. D’autres qu’il ne connaissait pas. Jankovic saisit son verre. Les doigts de Château jouaient avec un dernier cliché, comme s’il hésitait encore à le placer. Jankovic se leva brusquement, le lui arracha. Regarda.
Les mains de Château reposaient à plat sur le bureau.
Jankovic balaya la bouteille et le verre, d’un brutal revers du bras.
— Ce type, Château…
— Ce type, c’est vous. Qui d’autre ?
Jankovic jeta son verre, qui se fracassa contre le mur, l’arrosant de whisky, saisit la lampe et la braqua sur la face de Château. Le regard l’attendait, nullement surpris ni incommodé. Jankovic se prit la tête dans les mains. La voix de Château lui parvint, calme et réservée.
— Le coup est parti, Janko. Vous pouvez essayer de décrocher, mais ça ne vous avancerait plus à rien. Donnez, s’il vous plaît…
Château disposa sa photo à côté de celle de Milard.
— À présent, dit-il avec un soupir satisfait, il va falloir terminer notre part de travail. (Il sortit un autre verre du tiroir, redressa la bouteille et l’indiqua de l’index.) Il en reste, buvez un coup, Janko. Pour vos nerfs.
Jankovic se versa une rasade de scotch, en but quelques gorgées et grimaça. Il reposa le verre. Château n’avait pas touché à la lampe, il se trouvait toujours en pleine lumière.
— Et le journaliste ?
Château considéra froidement son interlocuteur.
— Nous contrôlons Giraud… Un pantin au bout de ses ficelles… (Il balaya une éventuelle objection du bout des doigts.) Nous avions besoin à chaque instant d’une autre vision des choses, d’une approche plus fine et plus intuitive de la situation… Je ne sais pas ce que Giraud s’imagine faire et ça n’a pas d’importance : il constitue l’envers du décor. Certaines de ses informations sont extrêmement précieuses, le reste n’est qu’un tissu de pures divagations… (Château bougea la lampe.) Il a encore un « service » à nous rendre, et puis nous le retirerons du circuit.
Jankovic broncha. Château proféra d’une voix sans relief :
— Un service sans grande importance et dont nous pourrions peut-être nous passer… Une petite pièce manquante… Nous pourrions faire l’impasse. Et puis nous le débrancherons, de manière délicate, bien sûr.
De Château, Jankovic ne voyait que les mains posées à plat, les doigts joints. Débrancher… Il inclina le torse, mais ne cherchait pas à voir.
— Bas les masques, fit Jankovic, la tête penchée. Vous aviez des ordres pour monter tout ce micmac, depuis le flingage de Dieterich jusqu’au coup du cimetière, sans compter tout le reste… Ça veut dire qu’il y a du monde au-dessus. Vous avez raison, tabasser des malfrats, c’est pas le même plan. Vous vous foutiez pas mal de Berg…
Château sortit une de ses cigarettes, l’alluma.
— Berg a joué le rôle de l’explosif primaire. Celui qui fait partir l’explosif secondaire, et ensuite la charge.
— Qui ? demanda Jankovic.
— Vous seriez étonné. Et il ne serait pas bon que vous le sachiez. Pour vos nerfs.
— Qui ? répéta Jankovic. (Il eut une mimique de dégoût.) Est-ce que vous le savez seulement ?
— Aucune importance, Janko. (Château haussa les épaules et proféra d’une voix rêveuse :) Le chef d’orchestre…
— Est-ce que vous le savez ?
Château poussa le verre du bout des doigts.
— Buvez…
— Affaires réservées… Vous allez me parler de raison d’État, de je ne sais trop quelle foutaise… J’ai marché dans votre combine à cause de Berg…
— Non, coupa Château. Vous avez fonctionné parce que vous aimez ça. Que vous en aviez marre des nuits de planque et des enquêtes pour rien. Pas à cause du laxisme de la justice, ou des conneries qu’on imprime dans les journaux à l’usage des poujadistes de tous bords. Vous avez marché à cause de l’excitation. L’instinct du chasseur. Vous aviez un champ de manœuvres à la dimension de votre tentation. C’est moi qui vous l’ai donné.
Jankovic releva le front. À la taille de sa propre démesure.
Château avait raison. Il vida son verre, se leva à tâtons.
Château dit dans son dos :
— S’il y a un chef d’orchestre, Jankovic, il vaudra mieux que vous partiez sans le savoir.
Dans le couloir chichement éclairé, un planton se leva avec empressement, le salua. Jankovic bougea vaguement les doigts. Il avait le blouson à l’épaule, on voyait le revolver sur sa hanche. L’instinct du tueur.
Il sortit dans la rue, inspira l’air tiède à grandes goulées.
Le monde des vivants…
Mauber était étendu à plat ventre, les bras allongés devant lui. Les mains du flic le saisirent aux épaules, il se redressa, se releva sur un genou. Les mains le soulevèrent avec brusquerie. Mauber tourna la tête vers l’eau sombre, aperçut des roues qui tournaient dans le vide, sentit quelque chose de tiède sur sa figure : du sang. Il avait l’épaule en feu. On le redressait sans le moindre ménagement.
— Amenez-vous, bon sang, gronda Milard.
Il tituba jusqu’à la Fuego, se laissa tomber sur le capot, la joue contre le métal tiède. Il balbutia :
— Combien de temps ?
— Le temps qu’elle s’enfonce. Moins d’une minute, avec les glaces ouvertes peut-être un peu plus. Ou un peu moins.
Mauber releva la tête. Du sang sur le capot… Milard ne le regardait pas. Il consultait sa montre, le visage à peine éclairé par la lueur des lanternes, le front baissé. Sur le grand capot, il y avait le P.M., les deux passeports. Mauber se redressa, chercha une cigarette. Milard avait bougé, il lui saisit le bras, l’entraîna derrière la voiture. Mauber trébucha, s’étala dans du gravier.
Il y eut le son assourdissant d’une très lourde plaque de tôle tombant de très haut sur le ciment d’un entrepôt. Un geyser d’eau monta à une dizaine de mètres et s’abattit en cataracte avec pas mal de retard. Milard se retourna, alla allumer les phares de la Fuego, s’approcha du bord à grands pas. L’eau sombre bouillonnait.
Lorsqu’il revint, Mauber avait récupéré le pistolet-mitrailleur qu’il pressait contre le flanc droit, les avant-bras serrés sur l’estomac. Milard lui braqua la lampe-crayon sur la figure. Mauber détourna les yeux. Du sang lui coulait le long des joues. Il grimaça :
— Deux mètres de plus…