Giraud se frotta les paumes contre les tempes.
Plus question de faire défection.
Malou n’avait pas eu le temps de parler aux autres. Restait Giraud.
La fille qui avait assisté au meurtre de Rolf, il en connaissait l’adresse et savait comment la joindre si elle ne s’y trouvait pas pour une raison ou pour une autre… À lui, Malou avait tout balancé, comme elle l’aurait fait à Milard si elle avait pu rencontrer ce dernier. Giraud tripota l’automatique. « Ne rien faire. Laisser mouler. Tout homme, une fois dans sa vie, doit rencontrer sa vérité, la regarder en face. Ne serait-ce que pour mourir, après, les yeux ouverts. Ne rien faire… »
Il se leva, rebrancha le répondeur.
Laissa le pistolet où il se trouvait, entre les feuillets pelures d’un manuscrit inachevé, à peu près aussi précieux et ragoûtant dorénavant qu’une vieille boîte de pâté entamée, une cartouche de Dunhill intacte, quelques lettres qu’il avait négligé d’ouvrir, et un exemplaire usagé de L’Œuvre au noir de Yourcenar — édition Folio Gallimard.
Last affair…
Suzanne Vauthier croisa les jambes. Elle portait un jean, avait enfilé à la hâte une chemise de toile bleue. Elle se passait la main dans les cheveux. Le bureau était meublé avec goût, certainement pas un mobilier administratif. Le commissaire qui l’avait reçue était un homme d’une cinquantaine d’années. Bien que de taille moyenne, il était bâti en athlète. Sa mise était en accord avec le reste : élégante et de bon goût. Ni sa courtoisie ni son affabilité ne s’étaient démenties un seul instant. Un visage carré et volontaire, des yeux noirs de jais dont il ne songeait pas à tenter de dissimuler l’implacable capacité de vigilance. Elle hésita :
— Est-ce que… Est-ce que vous avez de ses nouvelles ?
— Pas la moindre. Ils avaient prévu une ou plusieurs voitures relais.
Elle leva le menton, une expression lasse et épuisée sur les traits.
— Un jeune homme. Seul…
Château s’accouda au bureau, contredit posément, d’un ton sans réplique :
— Deux ou trois tireurs. Une véritable opération de commando.
Elle serra les mâchoires, secoua convulsivement la tête.
— Il était seul… Je savais qu’il ne tirerait pas. Je voulais rester avec eux. Milard est très malade. Mon mari est mort de la même chose. Mais ces considérations n’ont pas cours dans votre… système… (Elle se reprit.) J’ai des connaissances haut placées, commissaire. S’il le faut… (Elle saisit son sac à main sur le bureau, sortit un paquet froissé, alluma une cigarette.) Pensez-vous que Milard va redonner signe de vie ?
Château inclina imperceptiblement le torse.
— J’ai fait amener votre voiture, madame Vauthier. Elle se trouve au parking. Je vais vous y faire conduire par l’un de mes fonctionnaires lorsque vous aurez signé votre audition.
Elle s’impatienta :
— Je vous ai posé une question.
Château la fixa sans marquer la moindre émotion.
— C’est la seule question à laquelle il me soit impossible de vous donner une réponse. C’est peut-être vous qu’il essaiera de contacter. A-t-il votre numéro ?
Elle eut une grimace amère et nostalgique.
— Je lui ai donné ma carte, au restaurant… Un manière de jeu, bien que nous en ayons tous deux passé l’âge. Une carte pliée en quatre, avec quelques mots dessus. Il l’a mise dans sa poche, sans lire naturellement, puisque je lui avais demandé de ne pas le faire tout de suite… (Elle eut un rire de verre qui se craquelle.) Votre métier ne se satisfait pas du ridicule, n’est-ce pas ?
Un inspecteur apporta la liasse de l’audition. Elle parapha et signa sans lire. Château alluma une cigarette. Elle se passa encore la main dans les cheveux, les arrangea dans le cou et sur les épaules. Château l’épiait. Il fit glisser un formulaire informatisé.
— La restitution de votre véhicule.
Elle signa, le torse penché en avant, rendit le stylo à bille.
— Et s’il ne se manifeste pas ?
Château était déjà debout, il boutonnait sa veste.
— Milard ? Alors il sera temps de faire jouer vos connaissances haut placées, madame Vauthier…
Ils prirent Giraud à la station de métro. L’homme leur avait filé entre les doigts trop souvent et il n’était plus question qu’il s’évapore une nouvelle fois. Ils disposaient d’une équipe à pied, de trois voitures et de deux motos. Tous les mobiles étaient reliés entre eux par des radios à codeur-décodeur. Les informations parvenaient à une centrale de contrôle dans laquelle les déplacements de l’objectif se trouveraient visualisés sur un écran géant, répercutés par des observateurs attentifs, et continuellement enregistrés.
L’un de ceux-ci décrocha un combiné plat, pianota sur trois touches et annonça d’une voix laconique :
— Contact établi.
Le spot rectangulaire, d’un bleu violacé électronique, commença à palpiter et à se déplacer. Il suivait la ligne 3 Pont-de-Levallois-Bécon et se trouvait à mi-chemin entre Parmentier et République. L’observateur zooma. République. Stationnaire à République… L’observateur contrôla l’enregistrement magnétoscope. Se détendit. Direction ligne 11 Mairie-des-Lilas. Visuel entre République et Goncourt. La progression avait repris. Stationnaire à Belleville.
L’observateur pressentit sans émettre :
— Belleville-Père-Lachaise. Il va boucler le triangle.
Dans le silence de la pièce climatisée, personne ne répondit. Personne n’avait la moindre idée de l’identité ou seulement de l’apparence physique de l’objectif. Personne d’ailleurs ne ressentait la moindre curiosité à son égard. Il n’existait que sous la forme d’un mobile coloré qui finissait à la longue par fatiguer la vue, d’un parcours. Pas loin d’une abstraction mathématique.
DÉFENSE DE FUMER.
Mauber examinait les alentours à la jumelle. Des pentes caillouteuses, un chemin qui serpentait entre de rares bouquets d’arbres. La chaleur n’allait pas tarder à faire grésiller la pinède à contre-pente. Le ciel conservait une vague nuance bleuâtre, assez semblable à celle de jeunes yeux morts. Milard avait enfilé un vieux treillis délavé qui flottait autour de son corps osseux et chaussé des espadrilles. Mauber laissa retomber les jumelles, tourna sa face gonflée vers le policier.
— La cabane, c’est à vous ?
Milard acquiesça.
— Pour la retraite ?
— Si l’on veut…
Mauber essaya de sourire, bien que cela ne signifiât rien.
— Volets blindés, pas un défilement… (Il embrassa le paysage d’un geste de la main.) Un véritable glacis autour. Vous n’avez pas pensé à faire raser la pinède ? Aucun dispositif de veille électronique ?
Milard secoua les épaules. Bientôt la chaleur serait insoutenable et, pourtant, il sentait le froid monter dans ses os. La fin sera pénible. Il se rappela le visage de Suzanne Vauthier, puis immédiatement s’y substitua l’image de la jeune fille en chien de fusil dans le coffre de la BMW. Il dut s’adosser au mur. Mauber surprit sa grimace.
— Tubard ?
— Mieux que ça…
Il chercha une cigarette dans sa poche sur la cuisse. Mauber lui donna du feu et, un court instant, il eut le visage du policier près de sa face. Foutu. Teint cireux, presque plus rien sur les os. Les yeux très enfoncés, à présent baissés, des yeux traqués qui tourneraient au jaune lorsque le foie, à son tour, serait attaqué. Milard remercia du menton, presque aussitôt une nouvelle quinte le secoua. Mauber s’éloigna de quelques pas. Il dit, de dos :