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— Qu’est-ce que vous attendiez ? Que je vous en mette une dans la tête ?

— Non, fit Milard.

Il se redressait à grand-peine. Mauber se retourna. Le flic le fixait, la mâchoire molle, sans un mot.

— Vous allez crever.

— Je le sais.

— Flic de Criminelle ? Mon cul ! Vous m’avez arraché comme si vous aviez fait ça toute votre vie. Je suppose que vous avez un stock de faux papiers, du blé en réserve…

Milard retira la cigarette qu’il avait à la bouche, l’écrasa avec soin sous l’espadrille et remit le mégot dans sa poche.

— Tous les aéroports, tous les postes de douane sont sous haute surveillance et il n’est pas question de chirurgie esthétique. (Milard contempla le paysage.) Vous pourriez tenter le coup en solo, et peut-être que vous pourriez réussir. On en a vu d’autres. Mais ça risque d’être compliqué.

— Cigarette, fit le jeune homme.

Mauber lui jeta le paquet.

— Votre idée ?

— Faire le mort. Le temps que ça se tasse un peu.

Mauber creusa les joues, aspira la fumée amère.

— Et après ?

— Un vrai passeport. Un billet d’avion. Vingt bâtons, moitié en francs français, moitié en dollars U.S. (Milard ricana et sa face parut un instant hideuse.) L’assurance que personne ne vous cherchera plus.

Mauber relança le paquet. Milard le ramassa à ses pieds.

— L’assurance ? Vous êtes complètement jeté, papa.

Les cigales… Mauber avait oublié leur crissement obsédant.

Il ricana pour lui seul.

— … On me cherchera plus… Vous les connaissez mal, papa. Il faudrait que je sois mort, pour ça.

Milard le fixa. Il y avait quelque part un jeune homme du même âge, quelque part dans le monde ou ailleurs, et qui devait avoir à peu près la même stature, la même rage de vivre, les cheveux sensiblement aussi longs à moins qu’il fût devenu punk ou skinhead. Il dit, un peu à regret, de passablement loin :

— C’est ce que vous allez être. Mort.

Mauber arracha la cigarette qu’il avait aux lèvres.

— À vous aussi on fera des obsèques synthétiques. Dans le meilleur des cas, on retrouvera votre montre-bracelet, la plaque d’identité que vous avez au cou, en dosant bien, les passeports dans le vide-poches… Le vôtre et celui de la fille.

— Merde, souffla Mauber, vous avez un ordinateur dans la tête. (Il inclina la tête sur l’épaule gauche, arbora une expression de ruse.) Ma virginité contre quoi ?

— Vous me racontez tout, depuis le début. Le mode opératoire, comment on vous a recruté, où, quand. À quelles personnes vous avez eu affaire. Ce qui leur a permis de penser que vous pouviez approcher Berg… (Milard fit, d’une voix plate :) Tout. Même si ça demande des heures.

Mauber secoua les épaules, sceptique.

— À quoi ça vous avancera ?

Chapitre XVIII

Tour de la Défense. Bureau moderne avec console vidéo et moquette de haute laine. Château debout, rasé de près, une cravate impeccable nouée au cou, la veste boutonnée, le visage poli comme de l’ambre, les reliefs curieusement adoucis, dépourvu de la moindre trace de fatigue ou d’impatience. Le colonel, dans son fauteuil en cuir, dont les doigts jouent avec un couteau d’obsidienne. Le colonel, qui le fixe de façon reculée.

— Washington regrette. Washington a toutes les raisons de penser que l’initiative ne vient pas des autorités françaises. Qu’elle était et reste inopportune. Le tour qu’elle a pris est proprement détestable.

Château ne bouge pas, supporte sans ciller le regard spéculatif. Le soleil éclatant, dehors, ne parvient qu’étouffé à travers le vitrage épais, teinté de gris. Pas un bruit, pas un mouvement, sauf les doigts, inlassables et réguliers. Pas de ville dehors. Pas de voitures qui circulent sur la rocade. Un monde mort, tout en bas, bien qu’il soit dix heures, un monde d’où rien ne parvient plus. Le colonel repose le couteau à regret.

— La Centrale étudie en permanence des hypothèses simultanées. Les variables les plus aléatoires sont intégrées, y compris les plus malencontreuses. Nous obtenons des réponses. Certaines ne nous plaisent pas, la plupart nous encombrent. D’autres simulations enfin nous rebutent encore plus. Surtout lorsqu’elles aboutissent à une expérimentation en vraie grandeur. Washington avait exprimé ses plus vives réserves, quant au dispositif ATLANTA. Nous pensions avoir été clairement perçus.

Château est toujours immobile. Ni sa posture, ni ses traits, ni ses yeux n’expriment le moindre sentiment, rien ne le trahit. Le colonel bouge le fauteuil.

— Tous les Services du monde ont des études semblables dans leurs cartons. Elles y sont généralement classifiées et soigneusement protégées. On peut les prendre pour des jeux de l’esprit, des exercices de style. Ils contribuent pour une grande part à acérer la virtuosité de leurs concepteurs. Des gammes, commissaire. On doit les considérer comme des gammes.

Château ne remue presque pas les lèvres.

— Des gammes pour jouer quoi ?

— Les pièces qu’on demandera de jouer plus tard.

— « Five Easy Pieces »…

— Berg s’en est tiré. Nous l’avions dans la poursuite. Depuis des années. Fin 82, il a approché un de vos attachés militaires du Golfe. Il était disposé à rentrer, à condition qu’on lui fournisse pour cela une raison plausible. Qu’on lui fournisse une protection. Nous étions… réservés. Nous vous l’avons clairement fait connaître, à de multiples reprises. Vous avez monté le dispositif et celui-ci porte la marque brillante d’une intelligence perverse.

Château sort un paquet de cigarettes, l’entame.

Ses gestes sont placides et désinvoltes. Il l’allume.

— Toute intelligence est par essence perverse, colonel.

— En ce qui concerne Berg, pour vous comme pour nous, il n’était pas question un seul instant de ralliement ou de défection. Berg n’entre dans aucune des catégories qui auraient rendu cela souhaitable ou raisonnablement crédible. Pas question de concordat…

— Je ne crois pas souffrir de troubles de la mémoire, remarque Château.

Malgré l’invite, il ne juge pas utile de s’asseoir dans l’un des fauteuils qu’on lui désigne du bras. Il est campé sur les talons, le visage très droit, capable d’une immobilité qui lui enlève tout caractère humain.

— Combien de pertes, jusqu’à présent ?

Château calcule.

— Une dizaine…

— Et il reste encore des portes à fermer.

— Kennedy vous a coûté combien ?

Les doigts longs et fins frôlent le couteau d’obsidienne.

— Pensiez-vous sincèrement, commissaire, que Berg viendrait se jeter dans la gueule du loup, même sous prétexte de s’incliner sur la dépouille d’un compagnon mort ? (Et il lève les yeux.) Le gambit du cavalier. Combien de chances y avait-il pour qu’il joue le coup avec un tour d’avance ?

Château cherche un cendrier des yeux, abandonne la cendre sur la moquette. Le colonel s’abîme dans la contemplation du couteau. Toujours pas le moindre bruit. La climatisation entretient une atmosphère aseptisée. Le colonel relève le front. Château, à son tour, le scrute. Même monde. Mêmes réflexes.