Le colonel, d’une voix lisse, neutre :
— On accuse réception à Berg. (Un temps.) L’accord est passé. On mettra à profit les obsèques pour mettre les pendules à l’heure. Pour des raisons que tout le monde s’accorde à trouver bonnes, Berg veut passer à l’Ouest. (Une autre pause.) Il a quitté le grand banditisme pour le terrorisme international, à supposer que les cloisons ne soient pas très poreuses entre ces deux domaines d’activité. Ses employeurs, en outre, commencent à le trouver encombrant. Un composant de plus en plus instable… Trop dangereux à manipuler. Aussi meurtrier qu’un missile balistique hyper-perfectionné dont on a perdu le contrôle après le tir… (Château se tait.) Une espèce de Carlos, mais dont on sait au moins qu’il existe. Imprévisible. Versatile…
Le colonel s’accoude à la laque sombre du bureau.
— On le fait venir. Avec le secret espoir que ce n’est pas Berg qui viendra, parce qu’il aura prévu une sécurité. Ce point figure noir sur blanc, Château, dans les figures imposées du dispositif ATLANTA. « Si pour une raison ou pour une autre, l’objectif n’était pas détruit, soit durant l’opération elle-même, soit dans un très bref laps de temps suivant celle-ci, il y aurait tout lieu de redouter de sa part des réactions d’une soudaineté et d’une brutalité propres à mettre en péril la sécurité de l’État, et à provoquer de graves traumatismes dans l’opinion publique. Il pourrait s’ensuivre une série d’attentats ou d’actions qui risqueraient de porter un coup sérieux au pouvoir politique français et connaître de graves répercussions internationales. » (Le colonel sort un cigare, l’allume, la senteur douceâtre se répand.) Je ne crois pas non plus souffrir de la mémoire, commissaire. Votre gouvernement a refusé cette impasse. ATLANTA aurait dû finir au cimetière des Éléphants.
Château bouge à peine.
— Votre analyse ?
— Une initiative… privée. Berg vient et se fait descendre. Dommage. Il vient et s’en tire, ou, mieux, il ne vient pas. Il reste sur sa montagne. Le flingage fait assez de bruit pour qu’on ne puisse pas l’étouffer. Le travail ressemble trop à ce qu’il connaît des Services spéciaux… (Le colonel hausse les épaules.) Il n’a pas besoin de prévenir. Composé instable. Il lui reste des moyens et des relais. Tout ce qu’il faut pour foutre le feu à la baraque.
— Pourquoi ?
Le colonel hausse de nouveau les épaules.
— Aucun gouvernement, aucun pouvoir quel qu’il soit, ne peut résister sans dommage à une vague de violence, pour peu qu’elle soit suffisamment bien orchestrée. Berg est cinglé, vif et rapide. (Sourire bref.) Il a du métier… Il figure dans sa partie parmi les cinq ou six grands professionnels mondiaux. Une autre intelligence perverse, mais beaucoup plus portée sur l’action directe. Plus physique, plus immédiate. Château, je ne sais pas qui est votre Maître du jeu et je ne veux plus le savoir… (Geste de la main.) Il n’y a pas le moindre dispositif électronique dans ces murs. Si on m’avait commandé de mettre au point et de réaliser l’amorçage d’un mouvement de déstabilisation violente dans ce pays… (sourire) je n’aurais pas procédé autrement.
Château reste immobile, inexpressif. La cigarette est bientôt finie.
— Des soldats, colonel. Dans un monde en guerre.
Il se déplace jusqu’au bureau pour écraser la cigarette.
Le colonel, pensif :
— Fermez bien toutes les portes qui restent, Château. Bouclez la boucle. Il ne vous restera plus qu’à attendre que Berg bouge… (Nouveau haussement d’épaules.) Washington m’a relevé cette nuit de mes fonctions pour la zone Europe. (Il se lève pour reconduire Château.) Une affectation peut-être en Amérique latine. (Au dernier moment, à la porte du bureau.) Château, toutes les portes : bien fermées… (Geste de verrouiller une serrure.) Toutes ! La règle du jeu… Kennedy nous en a coûté certainement près d’une centaine… Château… À votre place, j’aurais sans doute fait la même chose. Les portes les plus difficiles à fermer, ce sont celles qui se trouvent sur votre propre palier. (Il s’incline sèchement.) Je ne vous raccompagne pas, commissaire. Vous connaissez le chemin…
Éliane Forrestier se réveilla. Dix heures vingt. En s’approchant de la fenêtre, elle aperçut les toits d’étain sous le soleil. Accroupi en peignoir dans le living, Mingus cherchait un disque dans la pile. La pièce embaumait le café et les toasts. Elle lui posa les doigts sur l’épaule. Une énorme masse de muscles et d’os, le ventre plat et la taille étranglée, qui avait un faible pour Archie Shepp et Louis Armstrong, appréciait plus que de raison Linda de Los Llanos (« Ah putain ! poulette, “Alfonsina y el mar”… Écoute, elle dit, écoute :
Écoute… elle l’a vraiment fait, elle a vraiment nagé, droit devant, jusqu’au moment où elle a coulé. Contre ça, tous les flics, tous les colonels, même les Argentins, ils peuvent rien. Y a des choses, même l’électricité pendant des heures, même la baignoire, toutes les saloperies qu’ils ont inventées, toutes les chaînes, y a des choses que pas une balle de fusil peut tuer pour toujours… et “Damned don’t cry” de Trane ? Tu les entends, poulette ? Tu les entends ? Ils sont dans la pièce à côté, ils tendent les mains, leurs yeux voient plus rien parce qu’on les a crevés, mais ça empêche pas qu’ils hurlent, peut-être même qu’ils tendent pas les mains parce qu’on leur a coupées… Le trou, dans la bouche, c’est peut-être qu’on leur a arraché la langue… Peut-être qu’il leur reste plus rien… Ça, c’est Dolphy, tu sens ? Dans les os, tu sens ? Et la basse, maintenant, et Booker Little, la trompette, là, tu sens la tristesse ? Il lui restait six mois à vivre. Il a tout mis dans son biniou… Tout ce qu’il avait dans le ventre. Six mois… »), il lui avait préparé des cosses d’okra avec des pieds de porc et fait frire à la graisse de larges tranches de gâteau à la semoule de maïs. Elle s’était surprise à manger avec les doigts et à rire.
Au contact de ses doigts, il se dévissa la tête.
— Déjà debout, poulette ? Y a du café… Pas trouvé de croissants…
Elle ne portait rien sur le dos et s’en foutait, laissa les doigts où ils étaient et proféra d’une voix triste et lasse :
— Mingus… Tu pouvais pas être un truand comme les autres ?
— Je suis pas blanc-bleu, poulette… (Il avait trouvé le disque, mais tardait à se relever.) Éliane, si j’avais pas été un black…
Il ne la regardait pas. Elle, elle voyait les toits de zinc, elle entendait encore le gémissement de Coltrane. Non, les damnés ne pleurent pas. Elle laissa échapper, un peu comme une plainte :
— Ça n’aurait rien changé…
Il se redressa, l’air embarrassé, hésita à la prendre dans ses bras. Elle dit, le visage aveugle :
— J’avais pensé, un coup de queue en passant… (Elle le regarda, bravement, sans l’air de s’excuser.) J’avais eu une dure journée. J’avais pensé, ça fera du bien… (Elle prit dans les siens les longs doigts noirs, presque plats, aux phalanges interminables, déliés et volubiles comme ceux d’un pianiste de jazz, plantés dans des mains, au bout d’avant-bras de docker.) Je pouvais pas savoir…