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Il posa le disque au hasard derrière lui, lui prit les coudes.

— On sait jamais avant. Poulette…

Elle s’arracha à lui.

— Il faut que je passe à la boîte, Mingus.

Elle était à la porte, près de sortir. Elle arborait son éternel blouson, le jean qu’elle avait laissé en boule au pied du lit, un T-shirt chiffonné et ses boots. À la ceinture, il y avait le .357 Magnum, les cartouches, l’étui à menottes. Elle serrait son sac sous le bras gauche.

— Si tu sors, laisse les clés dans la boîte aux lettres.

Elle embrassa la pièce du regard, sans lui porter plus d’attention que s’il n’était pas là.

Il n’eut pas le moindre mouvement, ne chercha pas un mot pour la retenir.

Il entendit le claquement résolu de ses talons sur le palier, la machinerie de l’ascenseur qu’elle avait appelé. Il remit le disque dans la pile, regarda les toits à son tour et, plus loin, l’horizon. Elle était partout, dans les bibelots et les meubles, les vêtements épars. Dure et vulnérable. Il alla jeter le reste de café, nettoya la cuisine. Une caisse de munitions lui servait de casier à bouteilles.

Il s’abstint de retaper le lit.

Dans la salle de bains, il examina sa face large et à la peau sombre et grumeleuse. Rien à voir avec Sidney Poitier. Il utilisa son petit rasoir à piles, une de ses serviettes-éponges grèges.

Sauf à l’autopsie, le cœur, chez un être humain, c’est ce qui est le plus difficile à voir. Pour la première fois de sa vie, malgré Chester Himes, Ray Charles et Miles Davis, l’homme qu’elle aimait à appeler Mingus se surprit à haïr sa propre négritude.

Chapitre XIX

Presque seul dans le wagon de métro, Giraud griffonnait sur le dos d’une enveloppe : « Il y a les vivants et il y a les morts. Et il y a les autres, ceux qui campent encore là, mais qui ont passé la ligne. Qui jouent déjà dans l’autre camp depuis si longtemps qu’ils l’ont oublié eux-mêmes. De façon générale, ils ne font plus beaucoup de bruit. Ils se déplacent sur la pointe des pieds. On ne peut même plus dire qu’ils attendent. Leur départ… leur départ revêt pour les vivants des allures de vague, de très vague saisissement : Comment ? Ils étaient encore là ? Eh bien… Non, vraiment ? Leur départ, leur départ lui-même est surnuméraire. Une formalité inutile. »

La rame ralentissait sans saccade.

Giraud fourra l’enveloppe froissée dans sa poche.

Il sortit après le klaxon, au moment où les portes allaient se fermer.

— Je demande un changement d’affectation.

— Aucune objection en ce qui me concerne. Direction centrale, P.J. ?

— Brigade des mineurs, Nanterre. Le télex est tombé.

— Il est tombé depuis quinze jours. Ça ne se bouscule pas au portillon pour y aller. Vous connaissez le contexte et la nature exaltante et gratifiante du boulot… (Château sortit une chemise cartonnée d’un tiroir.) Inspecteur divisionnaire chef… Tous les rapports vous concernant sont plus qu’élogieux et vous remplissez toutes les conditions pour passer commissaire au choix. En plus, vous êtes une femme et ça cadre avec la politique du moment… (Il lut :) « Fonctionnaire d’exception, dont les qualités intellectuelles et les aptitudes professionnelles, la disponibilité sans faille, les capacités d’encadrement rendent souhaitable sa promotion au grade supérieur… »

Il poussa le document vers elle.

— Une simple demande que vous signez et je vous accroche au tableau. Dossier en béton. La commission administrative paritaire la plus malveillante ne pourra que suivre.

Elle dit :

— Mauber…

Il releva les yeux, les doigts en suspens.

Elle sortit une cigarette, l’alluma dans ses paumes.

— Signer ce genre de torchon ? Taulier au choix ? (Elle ricana avec une brutalité délibérée.) J’ai pas envie de passer dans votre clan. Je suis un flic, seulement un flic. (Elle se leva.) Ni plus, ni moins con que mes collègues. (Elle dit, avec rage :) Un flic, Château, est-ce que vous avez une vague idée de ce que c’est ? Pour moi, c’est un mec qui se couche pas. Jamais.

Elle retourna le cavalier posé sur le bureau, l’examina en tous sens, COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE JEAN-JACQUES CHÂTEAU, le reposa n’importe comment. Ce fut Château qui le remit en place là où il se trouvait.

Elle lui rappela, depuis la porte capitonnée :

— Brigade des mineurs, Nanterre.

Il répondit, sans bouger le visage :

— Un jour ou l’autre, Forrestier, tout mec que vous êtes, vous ferez comme les autres : vous vous coucherez.

Elle ricana, assurant le sac à l’épaule :

— Qui vous dit que c’est pas déjà fait ?

Mauber avait les clés de la Fuego entre les doigts.

— Bougez, dit Milard. Soyez prudent, mais bougez, sortez un peu. Achetez deux ou trois appareils photo reflex, des objectifs, un sac fourre-tout. Profitez-en pour vous faire couper les cheveux. Photos d’identité. Look reporter-photo en vacances, pas regardant question fric. Votre vue est bonne ?

— Excellente…

— Tant pis ! Prévoyez des petites lunettes rondes. Vous prétexterez que la télévision vous fatigue les yeux, la lumière inactinique. Vous avez besoin de verres de repos… (Il chercha son paquet de cigarettes, prévint une objection.) S’ils doivent venir, ils viendront et il est probable que vous n’aurez même pas le temps de vous en rendre compte.

— Milard… Pourquoi ? Pourquoi vous faites ça ?

Le policier lui lança un rouleau de billets.

— Ça serait trop long à vous expliquer… Certainement trop difficile. Ne me demandez pas l’impossible. (Il alluma sa cigarette à contrecœur.) Mettez-vous dans la peau du jeune branleur sans souci, rentrez dans le personnage jusqu’à ce que vous le deveniez. Un autre type. C’est une condition de survie. (Il haussa les épaules.) Tout dépend du prix que vous donnez à votre existence. Mais ça, c’est votre problème. Je vous en procure les méthodes et les moyens. C’est tout. Ce que vous en ferez… Il y a des réponses que personne ne peut donner à votre place.

Mauber hésita, d’un pied sur l’autre.

— Une dernière chose : allez tirer un coup. De toutes les façons, vous la ferez pas revenir. Payez-vous un dégagement.

— Milard…

— Tirez-vous. Essayez seulement de pas casser la bagnole. On va encore en avoir besoin…

Elle avait l’âge Drugstore et Lancia coupé, le physique disco. Elle finissait un Nescafé, Le Figaro déplié sur la table, et piochait dans un paquet de crackers qu’elle grignotait du bout des dents. Ses traits étaient vieux et tirés, pas du tout appétissants, ses yeux inanimés se portaient de temps à autre sur la mauvaise photo de la très belle femme en première page. Giraud avait les poings dans les poches. Il sortit une poignée de papiers, parmi lesquels il écarta l’enveloppe griffonnée, renfonça la main et sortit un paquet rectangulaire enveloppé de papier kraft.

— Vous l’avez pas connue…

— Trop bien, murmura Giraud.

— … Et Rolf. Qu’est-ce que c’est, un truand de haute volée ?

— Un type qui a pas été assez malin pour devenir patron d’une multinationale. Ou qui en a pas eu l’occasion. Des fois, c’est aussi quelqu’un qui a cessé de servir.