Château se passa le gras du pouce sur la joue.
— Faites-le transporter à la clinique. Je les préviens tout de suite. Découvert inconscient sur la voie publique… Inutile de s’étendre aux admissions.
Il raccrocha, les yeux dans le vague.
Il ne restait plus que la construction chez la femme.
Plus que ça pour faire Milard.
Durant la même nuit, Milard sut que c’en était fini. Il alluma à tâtons l’ampoule nue près de son lit. C’était encore plus dur que ce qu’elle avait prédit, le visage en colère. Il sentit les larmes lui couler des yeux, les essuya d’un revers. Tenir… Ses doigts trouvèrent la seringue prête. La veine, c’était une autre histoire.
Il se fixa, les mâchoires serrées.
Plus beaucoup de temps.
Il laissa les yeux grisaille, le grand corps athlétique et voluptueux lui envahir l’esprit en même temps que la came se répandait en lui. Dans un état de semi-conscience, il lui sembla qu’il avait une érection sans être bien sûr qu’elle lui appartînt encore, qu’il allait lui faire l’amour. Elle se mouvait près de lui, sombre et silencieuse, ses doigts tendres lui frôlaient les tempes. Plus beaucoup de temps.
Au petit matin, Mauber vit l’homme décharné revêtu de son vieux treillis qui grattait le sable devant la maison, avec une pelle U.S. Un bidon d’essence se trouvait à proximité, un tas d’affaires. Mauber s’approcha en enfonçant les pans de chemise dans son jean. Il retira la pelle des doigts impatients.
— Laissez… (Il se mit à creuser vivement.) Ça vous aurait fait chier de demander ?
Milard déplia sa veste de battle-dress. Le jeune homme s’essuya la sueur dans les sourcils. Galons de commandant. Sur la poitrine droite, la bande fixée au velcro sur le tissu de la poche portait, un peu effacé : Cdt J. MILARD. Le policier l’arracha, ainsi que les galons. Mauber se remit à creuser, atteignant la rocaille. Puis il se redressa. Milard commença à jeter des papiers et des photos, une revue qui datait de 1958 et dont la première s’ornait d’une photo d’attentat. Il sortit d’une grosse enveloppe de papier kraft un long rapport dactylographié qu’il avait trouvé en poste restante dans les premiers jours de leur arrivée, le déchira en deux, éparpilla les morceaux par-dessus le reste, au fond du trou.
Mal à l’aise, Mauber s’éloigna. Il faisait étrangement frais, pas un souffle ne frissonnait sur les collines. Il pensait des choses vagues, sans suite, Milard lui avait confié, sans doute sous l’effet de la morphine : « Une agonie… Peut-être que toute vie n’est qu’une longue agonie, qu’on s’en rend compte seulement au dernier moment, pour que ça ait l’air encore plus con. » Il pensait : « Presque un mois dans cette turne. Pas une seconde je l’ai entendu se plaindre. » Il revint vers le feu qui grondait à présent avec un tumulte de flammes élancées. La veste, imbibée d’essence, lâcha un floup menaçant avant de s’embraser. Les galons. Une décoration dans laquelle le jeune homme frappé de mutisme eut le temps de reconnaître la Légion, avec son cordon. Et puis encore d’autres choses, des cartes postales qui tardaient à se consumer, noircissaient et se gondolaient à loisir. Milard ratissa le foyer, ranima des flammes insoupçonnées. Bien qu’il fût à jeun et que l’estomac lui tournât, Mauber alluma une cigarette.
— Commandant…
Milard, appuyé au râteau, lui fit face. Il paraissait aller mieux.
— À quoi ça rime, tout ça ?
Milard dit, d’une voix forte :
— À rien… Conception lyrique de l’existence… Vous aviez raison, presque plus d’ampoules. Au moins, qu’il ne reste pas de traces. Et puis, il valait mieux faire un trou, par cette sécheresse, les feux mal éteints se propagent avec une rapidité inimaginable. (Il tourna, l’espace d’un regard, la tête vers ce qui brûlait de lui.) Je crains que cela soit à la fois incompréhensible et inutile. (Il s’essaya à sourire.) Ne le prenez pas au sérieux, Mauber. Un simple nettoyage…
Mauber s’approcha, la cigarette à la bouche. Milard décharné, appuyé qu’il était, figurait quelque jardinier de la Mort, distant et attentif. Il ne fit pas un geste. Mauber fixa ses yeux.
— Cette gosse… Vous… Vous m’avez rappelé un truc. L’honneur.
— Pas d’honneur, Mauber, ricana le flic. Trop tard pour ça. Ce qui reste de l’honneur figure, inscrit en toutes lettres, sur les billets imprimés par la Banque de France. C’est pour lui conférer sa solennité qu’on les afflige de ces signatures impératives. (Il fourgonna les braises.) Rassemblez vos affaires, nous partons dès que j’ai fini.
Plus tard, dans la Fuego qui roulait à vive allure sur l’autoroute, Milard dit :
— Un jour ou l’autre, on arrive au bout. On est un peu surpris que ça soit seulement ça. On a tout mesuré avec des pas d’arpenteur, en long, en large et en travers, on a regardé à droite à gauche, voir si on n’a rien oublié, pour être bien sûr. Je ne dis pas, il reste des regrets endoloris, et si les choses avaient tourné autrement… Et si ceci, et si cela… Un jour ou l’autre, on s’est surpris en flagrant délit d’espoir. Toujours punissable, l’espoir, Mauber… Tenez, passez-moi une de vos saloperies de cigarettes, ça changera plus rien. Merci… Et si j’avais pris le temps de lui parler…
— Votre ex-femme, où elle habite ?
— Atlanta. Géorgie. Elle a fini par épouser un banquier. Elles épousent toutes des banquiers… (Il eut une toux déchirante.) C’est elles qui gagnent, pas parce qu’elles sont meilleures que nous, ni pires. Parce qu’elles durent plus longtemps, voilà tout…
— Et celle que vous avez appelée, tout à l’heure ?
— Du rêve… Dernière affaire. Elle aura peut-être d’autres occupations, des obligations antérieures. Ou pas de temps à perdre.
— Et ça vous fera quoi ?
— Très mal. Mais ça sera compréhensible, à moins qu’elle ait un goût prononcé, détestable, pour la nécrophilie… (Il releva les manches sur ses avant-bras, il vit les veines, noueuses et bleuâtres, cruelles comme sur un écorché, les rabattit.) Rien d’un maître nageur.
— Ou d’un banquier…
Milard opina.
— Jouez jamais avec les cartes des autres. De toutes les façons, elles sont truquées. N’entrez jamais dans leurs raisons… Elles sont toutes plus valables les unes que les autres. (Il jeta sa cigarette. On voyait des moissons, des rangées d’arbres qui s’ouvraient et se refermaient comme des éventails, au passage.) D’ailleurs, vous êtes un con, Mauber. Ça fait belle lurette que vous auriez pu vous barrer, pas difficile de trouver le fric puisque je vous avais dit où il était. J’étais utile jusqu’à ce que je vous aie fabriqué les passeports. Vous ne devriez pas garder celui de la fille. Après…
Le flic, épuisé, posa la joue contre la vitre tiède.
— Pourquoi on n’est pas plus costaud ? Pourquoi on arrive jamais à fermer sa gueule jusqu’au bout ?
Mauber ne lui accorda pas un regard.
— Je veux Château. Château et sa clique. Jusqu’à la gosse, c’était dans la règle du jeu… Elle, pas comme ça, égorgée comme un chien.
— Pas de règle du jeu, Mauber… Les chiens, on les égorge pas, on les pique… Pas de Château…
— Vous voulez la revoir, même si vous vous attendez à ce qu’elle vous envoie chier… (Il étouffa un rire creux.) C’est vrai que vous êtes plus ni choucard ni porteur d’avenir. C’est vrai qu’elles ont horreur des perdants. Ça leur va pas au teint… (Il rit de nouveau, de manière éventée.) Plus tellement décoratif, commandant… N’empêche que vous prenez le risque. Ils sont peut-être au bout. Et moi, je les veux.