— Ridicule, lâcha le flic après un temps.
Il parvint à se faire une piqûre sans qu’ils cessent de rouler, dit plus tard d’une voix épaisse, récita de mémoire :
— On crève pas de maladie ou de vieillesse, ça serait trop facile. On crève juste parce qu’on n’a pas pu suivre… (Du bout des doigts, il palpa le .38 cinq-coups qu’il portait à la jambe gauche, dans son étui de cheville.) « … Y a un moment de la misère où l’esprit n’est déjà plus tout le temps avec le corps… Il s’y trouve trop mal. C’est déjà presque une âme qui parle… C’est pas responsable, une âme… »
Ils n’étaient plus très loin de Beaune.
Le flic qui avait apporté la cassette parvenait mal à réfréner son excitation. Jankovic et Château le regardaient sans mot dire.
— Putain, une construction qui marche du premier coup ! Pas même besoin de se faire chier à attendre ! Deux trois conneries avant, et l’autre charlot qui appelle ! L’heure, l’endroit… (Il tendit la cassette aux deux hommes immobiles.) Un restau à Saint-Germain, la pétasse marche du premier coup. À croire qu’elle a besoin d’un sacré coup de lardoir, putain ! Du premier coup !
Château retourna la cassette entre ses doigts.
Le flic attendait, l’air faraud, en dansant d’un pied sur l’autre.
Jankovic retroussa les lèvres.
— Merci. (Ça avait l’air de lui arracher la gueule.) Qui vous a relevé ?
— Chéreau… (Le flic parut désemparé.) J’ai suivi la procédure d’urgence.
— On vous fait pas de remarque. Vous retournez au pigeonnier. À partir de maintenant, plus d’écoute par sondage. Vous passez en surveillance permanente. Vous avez oublié quelque chose ?
Le flic bougea, désemparé.
— Rien, patron…
— Monsieur le commissaire. Alors ?
La porte se referma, presque toute seule.
Château était planté derrière le bureau.
Le magnétocassette tournait.
Jankovic regardait par la fenêtre. Il avait les mains glissées sous le ceinturon, derrière, dans le dos. Elle lui avait parlé d’une voix, d’une voix qui l’avait ému. Elle était à présent rauque et hésitante, mais elle conservait toute sa magie, son âpre tendresse. Elle n’implorait pas, elle ne demandait rien, au juste. Elle s’épanchait, oh oui, comme on saigne en silence. Trop de cigarettes et d’alcool, trop de souffrance. Jankovic se rappela à quel point il avait détesté l’homme, sa tranquille assurance de professionnel, et pire, le regard qu’il portait sur les êtres et les choses, qui n’avait rien à voir avec le métier qu’il faisait, et quel métier faisait-il au juste ?
Milard n’avait pas besoin de bouger ou de parler pour faire de l’ombre. Il lui suffisait d’exister. Jankovic se retourna vers Château, qui releva les yeux.
— Trop fort pour faire ce genre de connerie. Il ne viendra pas.
Jankovic sourit de manière indéfinissable.
— Oh si, il viendra. Le jour et l’heure, Château… Avec le pied, il arracha de la prise le cordon du magnéto-cassette. Sans changer de place.
— Il aura même choisi le jour et l’heure… Joli, non ?
Chapitre XXI
Il y avait eu une longue nuit qu’ils avaient passée au Concorde Lafayette. Milard ne parlait plus et il n’avait certainement pas dormi plus d’une heure, par à-coups. Mauber avait nettoyé son pistolet, lu des revues, examiné un long moment le passeport de la jeune fille. Elle ne souriait pas sur la photo, comme si elle avait déjà compris, petite sœur sacrifiée pour rien dans une guerre d’ombres qui ne la concernait pas. Il avait ensuite mis longtemps à brûler le document et tiré plusieurs fois la chasse pour que tout s’en aille bien, les morceaux de couverture, peut-être aussi sa peine, mais celle-ci était restée quand même, les cendres collées.
Il se savait fiché. Ils ne le chercheraient pas vraiment, ils finiraient seulement par le trouver à l’improviste. Il avait contemplé la ville qui n’en finissait pas de s’éteindre en clignotant dans la nuit, étendue qu’elle était de partout comme un remords. Il avait bu le whisky du petit frigidaire, fumé des cigarettes. Beaucoup plus tard, vers le matin, dans les heures blêmes, il avait enroulé et déroulé plusieurs fois son large ceinturon de cuir, dont la boucle-poignard, à la lame courbe afin qu’elle épouse le contour de la taille, constituait à elle seule une arme redoutable et bien suffisante. Le Mauber qui l’avait porté pendant des années était mort. Il ne restait qu’un jeune homme aux allures de clergyman ou de facho new-wave, que Milard accompagnerait prendre un avion à Charles-de-Gaulle, sans savoir au juste quelle destination il choisirait…
Mauber prit une douche, peigna sa courte barbe bien taillée. Elle ne lui allait pas si mal. La face tournée vers le mur, Milard, dans la chambre, était immobile. Mauber s’habilla. À présent il faisait un jour gris. Il allait être temps. Le jeune homme retourna à la fenêtre, y demeura quelques instants. Une cellule à la dimension de l’univers. Et, d’un pas décidé, il revint à la petite table où se trouvait le ceinturon lové, le prit et le glissa dans les passants du pantalon. Puis il sortit du papier journal sa dague de combat, celle qu’ils avaient enfoncée dans la gorge de la fille, sans hâte, pour la finir, celle à laquelle elle s’était tailladé les doigts en vain, dans l’arrachement de l’agonie. Il l’essuya avec une serviette-éponge, éprouva le tranchant du gras du pouce. Puis il la mit sous le ceinturon, à gauche, la sortit plusieurs fois. Personne ne lui avait jamais appris, sauf dans les commandos, à trouver tout de suite la jugulaire, le cœur ou le foie, d’abord sur des mannequins pendus aux abandons obscènes, et ensuite… Devant la glace de l’entrée, il s’examina, ajusta les pans de sa saharienne. Pas la moindre gêne.
Il retourna dans la chambre de Milard.
Assis au bord du lit dans ses vêtements froissés, celui-ci rassemblait la seringue jetable, les ampoules vides, les morceaux de coton sale, les enfermait dans un sac en papier. Il leva ses yeux enfoncés, acquiesça en silence.
Lorsqu’à son tour il se fut douché, rasé et qu’il eut changé de vêtements, lorsqu’à un moment Mauber s’essaya avec gaucherie à l’aider pour enfiler son veston sombre, il refusa d’un geste de l’épaule, à la fois las et catégorique.
— La Cathédrale, annonça-t-il encore plus tard lorsqu’ils furent en vue de Roissy.
Mauber avait les mains à plat sur les cuisses. Il s’efforçait sans y parvenir à conserver l’esprit vide, comme on lui avait appris à le faire, quand il avait à attendre que la lumière verte s’allume, que le klaxon retentisse, avant qu’il n’ait plus qu’à sauter et se précipiter dans le vide, vers la terre qui tournoyait parfois à sa rencontre. Il s’efforçait de respecter le mutisme du conducteur.
Un Jumbo-jet terminait son approche. Mauber dit :
— Oui, la Cathédrale… Milard, peut-être qu’ils l’avaient mise sur écoute… (Il ajouta d’une voix hésitante :) Peut-être qu’eux aussi seront à votre rendez-vous.
Milard l’admit. Il avait ralenti pour prendre la bretelle d’accès.
— Peut-être. Mauber, tout ce qu’on a commencé, un jour ou l’autre, il faut le finir. Il ne nous reste plus que ça. Ne pas partir sans boucler la boucle…
Mauber se rappela la dague tiède contre sa peau. Milard arrêta la Fuego à distance des portes. Plus loin, on lisait « Gate twenty-two ». Il tendit la main, la paume en haut :
— Votre pistolet… Donnez. Il ne passerait pas au détecteur.
Mauber lui remit l’arme que Milard rangea dans le vide-poches, d’où il sortit une trousse chamoisée, la tendit au jeune homme qui ouvrit la fermeture Éclair. Pistolet .22 automatique extra-plat, au canon interminable, le tube modérateur de son le long. Il regarda Milard.