— Ils sont huit…
— Huit, oui… (Elle secoua son épaisse crinière châtain.) Mon mari me les avait ramenés de Hong-Kong en 1957. Il était correspondant de guerre à la Tribune. Huit chevaux… On m’en a donné jusqu’à cent cinquante mille francs, récemment.
— Votre mari est toujours à la Tribune ?
La femme écrasa sa cigarette, regarda de côté.
— Mon mari est mort, inspecteur. Il y a trois mois. D’un simple cancer au poumon, alors qu’il avait traîné partout dans le monde où il pouvait risquer sa peau, des années durant. (Elle alluma une autre Camel.) C’est pour cela que je suis venue déposer plainte : parce qu’il m’avait fait cadeau de ces… objets. Ils pourraient être en plastique que ce serait pareil. (Elle eut un rire sec.) Valeur sentimentale.
— Je suis navré, murmura le policier.
— Vous n’avez aucune raison de l’être, pourtant. Je sais que ce que je fais ne servira à rien, sauf à encombrer un peu plus vos secrétariats. Je n’ignore pas que les probabilités de les retrouver sont infimes. La ville est grande, et le monde encore plus, mais je pense sincèrement qu’il n’aurait pas aimé que je ne fasse rien du tout.
Elle hocha la tête en manière de défi, ou pour rejeter loin d’elle des images importunes. Dans les autres boxes, les touches des machines claquaient, microscopique fusillade qui traçait le contour de peines sans objet.
Il n’était pas loin de onze heures et Milard mettait de l’ordre dans son bureau. Premier de groupe, il avait droit à un local de huit ou dix mètres carrés et à la garde du coffre, qui contenait six revolvers .38 Spécial et .357, un pistolet d’entraînement à air comprimé calibre 4,5 mm à un coup, le gyro magnétique et deux postes portables sur accus. Il avait droit également à la tenue des registres et à la ventilation des dossiers. La porte-fenêtre donnait de plain-pied sur une courette exiguë, où on remisait les poubelles de l’immeuble. À en croire les affiches punaisées au mur, la police nationale était un métier d’hommes, tous plus ou moins occupés à pratiquer l’alpinisme, le dressage des chiens et des enquêtes fluviales, lorsqu’ils ne réglaient pas la circulation sous un soleil agréablement dilué.
Milard se laissa tomber dans son fauteuil et se massa les côtes, sous l’aisselle gauche, d’un geste devenu machinal. Deux flics étaient appuyés à l’embrasure de la porte. Ils avaient seulement la trentaine et ne portaient ni veste ni arme dans leur étui de tir sur la hanche. Ils étaient athlétiques. Milard sortit un mouchoir de sa poche, le passa au-dessus de sa lèvre supérieure. Il avait le teint gris, et quelque chose de la furtivité d’un petit délinquant d’habitude.
Le téléphone grelotta.
Milard porta le combiné à l’oreille.
— Dieterich, y fit une voix aimable qui contenait mal sa jubilation.
— Oui.
— … Rolf Dieterich, vous voyez ?
— Oui.
— Qu’est-ce que vous avez sur lui ?
— Bien des choses, reconnut Milard. Rien qui permette de le faire tomber.
— Oubliez ça, grinça la voix. Personne vous a jamais demandé de le faire tomber, mon vieux… Et puis…
— Je ne crois pas être votre vieux.
— Tant pis… Et puis, il y a extinction de l’action publique.
— Première nouvelle.
— Dieterich vient de se faire repasser, ce matin.
— Mort ?
— Plus que ça : atomisé. (La voix se durcit considérablement.) Milard, évitez de présenter des condoléances à la veuve, ses lignes sont sur écoute.
— Qui a l’affaire ? (Milard regarda la carte au-dessus du coffre, avec les limites de sa circonscription, à contrecœur.)
— La criminelle, qu’est-ce que vous croyez ? Milard…
— Oui ?
— Pas touche la femme blonde !
Chapitre II
« … Dans la seconde hypothèse envisagée (élimination physique de l’objectif), il conviendrait d’avoir environné, approché et “recruté” dès à présent un élément susceptible d’approcher Berg par ses propres moyens. Il devra s’agir d’un élément de haut niveau et présentant aux yeux de l’objectif toutes garanties de fiabilité, et de sécurité…
« Il est peu vraisemblable que l’argument financier (contrat) puisse être avancé, Berg constituant un trop gros morceau. Tout moyen de pression gradué ou non doit être mis en œuvre et le contrôle de l’exécuteur demeurer constant…
« Il paraît indispensable de procéder au recrutement d’un élément ayant déjà travaillé, directement ou indirectement sous les ordres de Berg, et selon les renseignements en notre possession, le choix sur le plan national est des plus restreints… »
Avant de se pencher sur l’interphone, Château serra le dossier dans le coffre. Puis il revint à son bureau, appuya sur la touche de communication directe. Lorsqu’il se releva, son visage était indéchiffrable, mais ses doigts tripotaient la bague à son auriculaire gauche.
Muni d’un ticket de seconde, il monta dans une rame de première classe. Mince, vingt-huit ans, les cheveux mi-longs assez raides, il laissait traîner à la surface des choses un sourire lunaire qui jurait avec l’impassibilité de ses yeux délavés, d’un gris bleuté au charme tempéré d’or, à l’expression à la fois sagace et indifférente. Maurice Bernard Ferrand, dit Mauber. Mauber vivait en infraction. Il saisit une barre verticale à pleine main et sa tête seule pivota avec régularité tandis qu’il examinait les voyageurs qui venaient de monter derrière lui. Une fille laide comme un cul de singe, furtive à en lire du Denuzières, un grand blackie à veste de trappeur, à la peau bleutée et aux yeux rougeoyants qui larmoyaient sans cesse, un bonnet de laine enfoncé sur le crâne comme Mingus, une autre fille en jean et baskets, avec de très gros seins à peine contenus dans un débardeur mauve. Un mec filiforme avec des dents de lapin et un carton à dessins.
Aussitôt après le klaxon, la rame démarra et prit de la vitesse.
La fille aux gros seins jura entre ses dents, secoua la tête et regarda Mauber.
— Quel con, hein, ce conducteur ?
— Peut-être qu’il a un rencart, sourit le jeune homme.
— C’est pas une raison, merde : on dirait qu’il le fait exprès, vous trouvez pas ?
— Non, dit Mauber.
— Je crois pas à ces conneries de rencart. (Elle serra le sac contre elle. Elle paraissait vraiment contrariée, ou parfaitement gourde.) Je crois plutôt que c’est un de ces fonctionnaires de merde qui sabotent le boulot. (Elle braqua presque à bout touchant les deux yeux à la fois sur le visage du jeune homme.) Qu’est-ce que vous pensez des fonctionnaires ?
— Rien, soupira Mauber.
— Oui, bon…
Elle soupira à son tour. Elle n’était pas laide du tout. Les épaules un peu larges, peut-être, un dos musclé, le reste, derrière… Mauber se fendit de son sourire négligent. Il vivait en infraction, il avait les flics aux fesses, mais ça ne l’empêchait pas d’exister. Au juste, il ne savait pas trop s’il s’agissait des flics. Il connaissait des types au commissariat et à la B.T., et ils ressemblaient à ceux qui le suivaient, c’est-à-dire à n’importe qui. La fille n’avait pas l’air d’un flic. Les flics non plus n’avaient pas l’air de flics. Il ne se sentait pas vraiment inquiet, mais intrigué, oui. Jamais tombé. Jamais interpellé. Parcours sans faute. Mauber vivait seul, il n’avait pas beaucoup de besoins et aucune passion. Il se prétendait publiciste, sans trop d’ostentation ni une conviction exagérée. Il vivait : c’était déjà pas mal.