— Le vôtre, n’est-ce pas ? (Il ne le sortit pas de la gaine qui reposait sur ses cuisses.) Tchèque ?
— Non. U. S…
— L’arme des Services spéciaux… J’en ai souvent entendu parler, mais j’en avais jamais vu un de près. Pas le genre de calibre qui court les rues… Cartouches high-velocity, ogive expansive… (Il ne pesait presque rien.) Milard…
— Glissez-le bien à plat, bien à plat au fond de votre sac à appareils. Neuf chances sur dix que les détecteurs n’y voient que du bleu. Bien à plat. Tout au fond. Attendez que ça se bouscule au portillon avant de prendre la file.
— Milard, quand vous avez appelé, c’est à elle ou à eux que vous avez filé rencart ?
GATE TWENTY-TWO.
La Fuego décrocha longtemps après que le jeune homme eut passé la porte. Tout le temps qu’il fallut à Milard pour écouter d’un bout à l’autre l’interminable, le douloureux Adagio d’Albinoni qui remplissait l’habitacle de la senteur d’automnes dignes et lents, des dédales de Schönbrunn et de Vienne, de soirs âpres et féroces aux alanguissements finissants, au bord de pièces d’eaux mortes.
Puis il démarra.
Il n’eut pas le temps de voir Mauber se ruer vers un taxi, en sortir le chauffeur à coups de manchettes, jeter le sac sur le siège du passager et s’installer au volant, reculer le siège. L’aurait-il vu que ça n’y aurait rien changé. N’avait-il pas dit lui-même, et la phrase sonnait encore aux oreilles du jeune homme : « Ce qu’on a commencé, un jour ou l’autre, il faut toujours le finir… » Mauber accéléra. Garder la distance.
Les embouteillages l’y aideraient.
Mauber avait le .22 enfoncé dans la ceinture.
À l’entrée de Paris, il perdit la Fuego.
C’est alors qu’il pensa à la femme flic aux yeux vitreux.
Une longue matinée, puis Château avait emmené Jankovic déjeuner dans un restaurant marocain où ils n’avaient pas besoin de payer l’addition. Services rendus. Château manifestait une tranquille assurance et mangeait de bon appétit, se servant de temps à autre un grand verre de mascara qu’il buvait avec une mimique approbative. Jankovic avait commandé un tajine. Il était bien près de le regretter. Château observa entre deux bouchées :
— Vous fumez trop… Trop de café, une alimentation irrégulière. Rien de tel pour taper sur les nerfs. (Il bougea les épaules.) Ou alors, demandez autre chose…
Jankovic dit :
— Il ne viendra pas.
Château mastiqua placidement, déglutit.
— Janko, ça, c’est ce que vous espérez. Qu’il ne vienne pas. Et pourtant, voyez-vous, il le fera. Parce qu’il le lui a promis. (Il piqua la fourchette dans une portion d’agneau.) Milard tient toujours ses promesses. Les bonnes comme les mauvaises.
— On dirait que vous le connaissez bien…
Château redressa la tête, la fourchette en suspens. Ses yeux noirs et durs détaillèrent le visage crispé, tendu, sans la moindre part de bienveillance ou de considération, puis, avant d’enfourner la viande, il laissa tomber comme à son corps défendant :
— Beaucoup mieux et depuis beaucoup plus longtemps que vous pourrez jamais l’imaginer.
Immobiles et fixes au-dessus de l’activité purement masticatoire du bas, impérieux et détachés, toujours du même noir de jais impénétrable, les yeux ne lâchèrent pas ceux de Jankovic, jusqu’à ce que celui-ci invente enfin l’esquive, la seule possible, en tournant la tête pour héler un garçon à la gueule et aux épaules de fouine.
Ils avaient mangé tard, lorsqu’elle était rentrée du boulot. Il l’avait aidée à monter les cartons qui contenaient ses archives personnelles, des notes et circulaires, tout un tas de bouquins de droit, des pelures qu’elle avait tenu à conserver. Plusieurs coupes obtenues dans les concours de tir, les cadres qu’elle avait dans son bureau. Château n’était pas au Service. Elle n’avait pas éprouvé la nécessité de savoir quand il rentrerait, s’était contentée de déposer sa demande de mutation au secrétariat.
Ils avaient mangé, et bien entendu, n’avaient pas trouvé utile de se priver de faire l’amour, ce qui fait qu’en se relevant elle trouva que l’appart était un vrai bordel. Il était déjà seize heures. Mingus rit :
— Une vraie petite poulette d’intérieur !
Elle passa les doigts sur les muscles énormes de ses épaules.
— Tu vois, Mingus, des fois la vie, ça prend des chemins vraiment cons !
Il sourit. Dans la grande et large face sombre, sourire avait quelque chose d’incongru et de touchant.
— Ça t’emmerde ?
Elle haussa les épaules, rit tendrement.
— Si ça m’emmerdait, tu crois que je voudrais un bébé ?
Il pirouetta.
— Je prends une douche en vitesse. J’ai un type à voir à cinq heures.
L’interphone grésilla. Éliane Forrestier se rembrunit.
— Pourvu que ça soit pas la Boîte ! (Par-dessus l’épaule, en se dirigeant vers la porte, dans le petit couloir étroit.) Un type ou une nana ? (Elle se pencha.) Oui ?
— Un pli pour vous, madame.
Elle appuya sur la touche, déclenchant le tire-suisse, en bas, enfila en hâte la première robe d’hôtesse qui lui tomba sous la main. Putain de Boîte !
— Il viendra plus… Ça fait une heure qu’elle poireaute ! Château alluma une cigarette.
— Il viendra…
Ils la voyaient, à travers la vitre du bistrot. Elle fumait cigarette sur cigarette, et devait en être à son cinquième café. De temps à autre, elle se passait les doigts dans les cheveux, agitait la crinière sur sa nuque. Ils ne parvenaient pas à distinguer ses traits et Jankovic le trouvait préférable. Elle avait essayé de parcourir une revue de mode. À présent, celle-ci se trouvait pliée sur le formica de la table.
Jankovic pencha la tête.
— Le loufiat… Vous l’avez vue demander quelque chose ?
— Non.
— Il lui parle… Elle se lève.
Il y avait toujours le sac et la revue sur la table. Il leur sembla qu’une cigarette fumait dans le cendrier. Suzanne Vauthier se dirigeait vers le fond de l’établissement.
— Téléphone, murmura Château, la cigarette entre les dents, solidement vissée. Il va l’appeler, soit pour lui donner un rendez-vous de repêchage parce qu’il a eu un empêchement, soit parce que celui-ci, c’était un coup de sécurité. (Il avait adopté le ton dépourvu de passion qu’on a pour commenter une partie d’échecs.) Soit pour lui dire d’attendre…
Elle réapparut presque aussitôt dans leur champ de vision, rafla ses affaires sur la table où elle laissa de l’argent. Sans doute trop, au hasard. Elle sortit en hâte, se dirigea vers sa voiture garée plus loin. Les derniers mètres, elle courait presque en cherchant les clés dans son sac.
Penché sur le volant pour suivre, Jankovic avait déjà mis le contact. Château allait remonter la vitre qu’il avait laissée ouverte à cause de la chaleur. Pour cela, il tourna la tête.
Une longue silhouette sombre était plantée sur le trottoir, à moins d’un mètre. Château ouvrit la portière, mit pied à terre. Une face grise, dont les yeux suivaient le départ de la femme. Des vêtements élégants mais dont les plis flottaient trop sur une carcasse désormais vide. Milard dit :
— Il y avait une cabine, juste à dix mètres.
Château tourna la tête. Une cabine. Il reporta les yeux sur Milard.