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Jankovic était sorti de la voiture, lui aussi.

Milard les regarda l’un après l’autre, s’abstint de les saluer. Monta dans la voiture, devant, sans qu’ils aient eu à l’y inviter.

Il était venu. Puisqu’il avait promis.

Elle avait ouvert, le visage mécontent, mais sans méfiance. L’eau ne crépitait plus dans la salle de bains. Mingus avait fait vite. Elle tenait le chambranle. Le coursier ressemblait à n’importe quel jeune flic clean, il avait un gros sac en cuir pendu à l’épaule gauche, la tête penchée, il n’en finissait pas de chercher quelque chose. Elle s’impatienta :

— Alors, donnez ! Vous direz à Château…

Dans le même geste, le jeune homme releva la tête, les petites lunettes rondes qui lui donnaient l’air intimidé se braquèrent sur la femme, en même temps qu’il pointait le pistolet et poussait la porte. Alors seulement, elle reconnut Mauber et, en reculant d’un pas, mit les mains autour de sa gorge, comme prise de suffocation.

— Reculez…

Le couloir n’était pas très grand.

Le long canon était contre son front.

— Château, fit Mauber. Vous m’emmenez à lui… Vous m’emmenez et c’est tout. J’ai pas envie de vous buter…

Elle fit oui de la tête, pour autant que lui permettait la pression de l’arme, c’est-à-dire pas beaucoup. Oui… Sans un mot. C’est à cet instant que Mingus sortit de la salle de bains. Il avait seulement entendu « envie de vous buter », il voyait seulement le canon contre la peau, il avança les deux bras étendus devant lui, aussi impassible et inexorable qu’un automate, Mauber le vit, fit pivoter l’arme. Il n’y eut qu’une détonation, la balle traça un sillon sanglant dans la joue du black, arracha le lobe de l’oreille. Trop à gauche. Rectifier. Une main, déjà, avait saisi celle de Mauber, emprisonnant les doigts collés au métal, dans le pontet, écrasant les os, l’autre, somnambulique, avait saisi le cou, un étau broyant les cartilages assez fort et dur pour briser les cervicales. Plus que quelques secondes. Mauber sentit le black l’attirer contre son corps nu, mouillé, au paroxysme de la haine, aveugle. Il sentit le sac, lourd, lui tomber de l’épaule. Terminer… Il n’entendait plus la femme hurler, il n’avait plus de tête ni de jambes, pourtant sa main gauche se porta millimètre par millimètre dans le dos, trouva la poignée de la dague. Le reste, déjà mort, lui fut facile : la pointe de la lame trouva le foie, tout de suite, la dague s’enfonça et ressortit, et s’enfonça une dernière fois.

Le grand corps noir frémit tout du long.

Cessa, sans desserrer les mâchoires de ses mains, de porter son fardeau.

Autour du manche poisseux dans le flanc, les doigts du jeune homme relâchèrent leur étreinte convulsive, s’ouvrirent comme un pardon.

Tellement facile… Tellement.

Ils l’emmenèrent d’abord à l’Institut médico-légal, où on réserva aux trois policiers un accueil pressé. Devant le tiroir dans lequel reposait la jeune morte informe, Milard ne manifesta aucune espèce d’émotion. Il regarda le bracelet d’identification. Château remarqua :

— On l’a eue par le relevé d’empreintes. Noyade… On a retrouvé de l’argent chez elle, des billets neufs, beaucoup plus qu’elle en avait jamais eu dans toute sa vie… (Il sortit un cliché Polaroid de sa poche.) Des photos de ses exploits…

Milard reconnut le visage de Malou Dieterich, la bouche en haut de longues cuisses blondes exagérément écartées. Il trahissait une sorte d’acharnement souffrant. Château rempocha la photo, commanda d’un geste qu’on referme. Dans le couloir, il dit :

— La famille voudra peut-être s’en occuper. Autrement, la fosse…

Milard alla jusqu’au bord de la Seine sans que les deux autres l’en empêchent. Il n’avait pas prononcé une parole depuis qu’ils l’avaient pris sous leur aile, il s’était contenté de se laisser promener. Accoudé au parapet, à l’usage du seul Château, il déclara :

— Un simple pion… Qu’on supprime seulement par conscience professionnelle. Peut-être n’aurait-elle jamais parlé.

Il souffrait moins qu’il l’avait redouté. Ses jambes le portaient, il était encore capable de conduire. Le .38 court ne pesait pas à sa cheville. Ils n’avaient même pas pris la précaution, pourtant élémentaire, de le fouiller. Il se redressa, retourna à la voiture. Jankovic se remit au volant. Il ne pouvait s’empêcher parfois de jeter à la dérobée un coup d’œil à leur passager. Ce qui finit par arracher à Milard une espèce de sourire rassurant.

— « Ne soyez pas inquiet, monsieur, nos divertissements à présent sont finis »… Shakespeare, La Tempête.

Jankovic avala sa salive.

— À la clinique, commanda Château d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Milard avait les mains à plat, ouvertes sur les cuisses.

Merde, pensa Jankovic, il sait quand même bien à quoi ça va aboutir, cette putain de sinistre balade. Il a fait le Gambit de la Dame. Tout débranché. Il chassa de son esprit l’idée incohérente, le sentiment absurde et dérisoire, que c’était peut-être lui, Milard, lui qu’ils n’allaient plus tarder à supprimer, qui les promenait. Gisant satisfait.

Milard ne manifesta pas plus d’émotion lorsqu’un médecin découvrit le corps de Giraud. On l’alimentait artificiellement, il avait les yeux ouverts mais ce qu’ils voyaient, nul ne pourrait jamais plus le savoir. Le regard de Milard s’intéressa aux instruments, autour, le fouillis de tubes, la profusion d’écrans. Le médecin commenta. Château était immobile, Jankovic avait préféré rester attendre dans le couloir.

— Traces de coups sur tout le corps. Portés… scientifiquement. Aucun mortel, tous douloureux. Les saignées de bras portent les traces d’injections. Quelques marques de brûlures électriques sur le sexe… la langue. Électroencéphalogramme normal. Normal… Compte tenu de l’état général. Commissaire, vous avez là un beau motif d’enquête, mais ça m’étonnerait beaucoup que cet homme puisse jamais vous être d’un grand secours.

— Nous avons d’autres méthodes pour trouver, déclara Château.

— Heureusement pour vous. (Le médecin n’était plus très jeune. Il toisa les deux policiers. Le plus grand était d’une effrayante maigreur mais paraissait de très loin le plus dur et le plus résolu.) C’est tout ce que je peux vous dire. (Quand ils étaient déjà à la porte :) Messieurs… Je n’aimerais pas être à votre place.

Château se retourna :

— On ne vous le demande pas, docteur.

Dans la voiture, Milard se rappela :

— Un grand talent… Une voix. Nous manquons de voix. Il écrivait des choses magnifiques, tellement magnifiques qu’après il prenait une cuite et beuglait de bistrot en bistrot des choses sans suite ; de temps en temps, il ramassait une trempe. On le fourrait dans un tacot, il rentrait. Entre deux crises de dégueulis, il déchirait tout…

— Sauf les rapports codés, remarqua Château.

Milard se retourna, autant que le rendait possible l’appui-tête.

Les deux hommes se fixèrent en silence, puis Château fit :

— Le sacrifice du fou… Des rapports remarquables. Je suppose que tu figurais parmi les destinataires. Malou Dieterich a effacé un de mes flics par erreur, avant de se réfugier chez toi. Il la serrait de trop près, ou alors elle était à cran. (Il haussa sèchement les épaules.) De toutes les manières, il n’aurait plus duré très longtemps.

Milard dit, toujours tourné vers l’autre :

— Vous ne l’avez pas torturé pour qu’il parle. Vous aviez la fille, les rapports. Vous l’avez fait pour qu’il se taise. Une balle dans la tête, c’était pas plus simple ?