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Château reprit toute sa raideur, sa sécheresse.

— Giraud était un trop gros morceau pour qu’on l’efface comme ça. On aurait pu se poser des questions. Tout le monde savait qu’il buvait trop, qu’il donnait déjà depuis quelque temps des signes de dérangement mental. Qui pourrait s’étonner qu’il ait fini par casser ?

Plus tard, sur un terrain vague du côté d’Ivry, il n’y eut plus une seule voiture, mais deux, stationnées à quelque distance l’une de l’autre. Jankovic avait pris le volant de l’autre et ils le voyaient fumer en balayant le paysage de la tête. Château laissa Milard se fixer et récupérer un peu. Il attendit qu’il parle, d’une voix qui résonna parfois comme une plainte.

— Ce que nous avons fait d’eux et de nous ne rime à rien… Une comédie, une pauvre comédie sans objet avec des décors de quatre sous, des comédiens en toc et une intrigue de pacotille, une bouffonnerie, Château, sauf qu’après le dernier acte, quand on relève une dernière fois le rideau, les morts ne se relèvent pas pour saluer… Ces hommes et ces femmes sans noms et sans visages, ces ombres, ces soldats d’une guerre d’ombres… Qui a inventé Friedrich Bergmann, alias « Berg », qui l’a branché sur les dissidents de la Fraction Armée Rouge et les gens de Prima Linea ? Toi ? Moi ?

— Peut-être les deux. Trop tard pour regretter.

— Qui l’a fabriqué, formé jusqu’à ce qu’il finisse par échapper à tout contrôle ? Et si c’était justement pour ça, si c’était justement le dernier arcane : un Berg devenu une bombe volante, pourvue d’ogives multiples, terrifiante et imprévisible ? Déstabilisation. Bien sûr, Château, nous avons tous appris les mêmes mécanismes. Nous jouons tous la même partie. Bien sûr que nous avons tous étudié les cas de figures, jusque et y compris les plus tordus…

— Dispositif ATLANTA, rappela Château. Tu te souviens.

Milard regarda dehors, opina.

— Très bien. Sauf que ça devait rester à l’état d’étude. Sur le papier. Hypothèse de travail : opération de déstabilisation totale par un élément de très haut niveau, utilisant une couverture de droit commun. Un cas de figure destiné à être analysé, puis enterré dans un carton, parmi tant d’autres. (Milard retourna la tête.) ATLANTA ne devait pas être actionné…

Château bougea les doigts d’une façon indolente.

— ATLANTA… Une étude qui témoignait d’une intelligence peu commune. Perverse… Je ne dis pas, j’y ai ajouté quelques indispensables fioritures pratiques… (Il se pencha, les yeux glacés.) ATLANTA, Milard, ton étude de cas, je te l’ai offerte en vraie grandeur… (Plus durement :) Qui est le plus coupable, Milard, l’esprit qui conçoit ou la main qui réalise ce que l’esprit a construit ?

Milard regarda dehors de nouveau. À regret, il dit :

— Berg bougera, Château. Nous ne savons ni où ni quand, mais il bougera. Peut-être ne le sait-il pas encore lui-même, mais il le fera. Là où nous ne l’attendrons pas…

— Bien sûr, fit Château, puisque ça fait partie de ta simulation. Alors qu’est-ce que tu penses de son application sur le terrain, avec de vrais acteurs, en chair et en os, de vraies balles et de faux motifs ? Que dis-tu de ce que tu as appelé toi-même l’expérimentation en vraie grandeur dans ton étude ? Qu’est-ce que tu dis de la vraie grandeur ?

Le visage obstinément tourné vers la vitre, Milard finit par dire qu’il n’y en avait pas, de vraie grandeur. Alors Château fit signe à Jankovic qui se trouvait dans l’autre voiture. Et qui, après s’être débarrassé de sa cigarette, vint ouvrir la portière du passager.

Remis Milard au volant de la Fuego, garée parking Foch. L’homme paraissait de nouveau souffrir considérablement. Il n’avait pas dit un mot durant le trajet. Jankovic avait la bouche sèche. Tout à côté, la Renault 11 qu’il avait utilisée pour venir tournait au ralenti. Milard inclina le torse, presque à toucher le volant ; dans la pénombre, Jankovic aperçut son visage, le trou sombre des yeux. Il finissait de visser le silencieux au bout du pistolet. La voix de Milard :

— Pas facile, hein, Janko… Surtout la première fois.

Le coude comprimant le foie, il avait l’avant-bras entre les mollets.

Il ne quittait pas l’autre des yeux.

Jankovic commença à sortir de la voiture, en arrière, toujours penché. Le lourd canon du .45 n’était braqué sur rien. Debout sur le ciment, il se pencha une dernière fois sur la silhouette effondrée, la portière contre le coude droit pour la maintenir ouverte, se pencha… Il allait remonter le pistolet pour en finir à la va-vite. Un .38 canon court nickelé lui était braqué sur le front, tenu à bout de bras par une main qui ne tremblait pas. Une voix épaisse proféra :

— … Fait une connerie, Janko… Oublié la palpation de sécurité.

— Vous n’allez pas…

— Si, fit la voix. Vous ne me laisseriez pas partir, de toute façon.

— Non…

— Alors ?

— Pourquoi ? hurla Janko qui ne songea même pas à tenter quelque chose.

Pas assez de métier. Trop jeune. Fasciné par l’orifice de l’arme.

— Pas le temps… Vous m’auriez empêché…

La détonation explosa dans l’habitacle, assourdissante ; la balle frappa Jankovic en plein front. Une wad-cutter qui lui fit éclater l’arrière du crâne et répandit de la bouillie de sang, d’os et de matière cervicale sur le pavillon et les vitres de la Renault 11, jeta le corps en arrière, désarticulé. Milard se pencha pour refermer la portière sans lâcher son .38.

Moins d’une minute plus tard, il descendait les Champs-Élysées à une allure tout à fait raisonnable.

Suzanne Vauthier l’attendait devant le Plazza, avenue Montaigne. Elle portait des escarpins à talons hauts, une robe de soie verte, et avait prévu un léger bagage. Elle eut un regard approbateur pour la grande limousine noire et Milard sourit :

— Rassurez-vous, location…

Elle rit.

— Je n’étais pas inquiète. Désolée pour le café, je n’avais pas bien compris. Je crois même que je vous en ai drôlement voulu de me faire attendre. Vous ne le savez pas, mais je déteste ça, attendre.

Elle jeta le sac sur la banquette arrière, se fit mousser les cheveux, s’éventa le buste. Il faisait une chaleur lourde, qui ne tarderait pas à tourner à l’orage. On prévoyait du mauvais temps pour le week-end. Elle arrangea le mince tissu sur ses cuisses nerveuses et fuselées. Regarda avec un terrible serrement de cœur le profil de Milard, absorbé par la conduite.

Lorsqu’ils eurent quitté Paris, sur le premier parking, il la pria de prendre le volant. Il avait choisi exprès une boîte automatique, puisqu’elle y était habituée. Une Jaguar parce que la voiture lui avait semblé en accord avec elle. Elle avait manqué hurler, lui avait saisi le poignet. Il s’était dégagé avec délicatesse.

— Ne compliquez pas tout, chauffeur…

Elle avait trouvé la force d’en rire en se glissant acrobatiquement au volant, par-dessus la colonne de direction, dévoilant ses jambes bien plus que de raison.

Elle avait roulé, pris de l’essence. Dans une station-service, Milard s’était isolé un moment aux toilettes. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de se piquer devant elle. Il s’était regardé dans la glace, en appui sur les bras. Il ne restait du visage que le principal. Il s’était longuement lavé les mains, en se rappelant avec amusement le test à la paraffine, avait rectifié la position du nœud de cravate, s’était estimé en somme envapé et passablement satisfait de l’ensemble. Bel alpaga ardoise, chemise lavande. Bien sûr.