Elle avait encore roulé, ils avaient mangé dans un restaurant en dehors de l’autoroute. Ils avaient parlé de Botticelli et de Dante, du retable d’Issenheim et de Crète, s’étaient découvert des goûts communs et des aversions partagées. Bien sûr, Milard avait mangé peu, mais bu des Martini et partagé avec elle une bouteille de pommard. Ils avaient fini par se taire, et le moment était venu où ils avaient dû partir.
Elle l’avait regardé avant de remettre le contact. Un peu échauffé par l’alcool, le visage émacié de Milard avait retrouvé quelque chose de la grâce inquiète de l’adolescence. Elle avait encore failli hurler. Quelques kilomètres plus loin, l’orage éclata. Elle dut allumer les lanternes, réduire sa vitesse. La tempe droite contre la vitre, les mains ouvertes, Milard semblait s’être assoupi.
Et puis il y eut la nuit. La pluie avait une férocité insane. Il la fit arrêter sur le bas-côté de la route, baissa le son du lecteur de cassettes. Albinoni. Elle éteignit les phares, ils allumèrent une cigarette. Elle tenta de percer la nuit alentour, sans succès. Entendit la toux que Milard réprimait à grand-peine. Elle connaissait bien le Larzac pour l’avoir traversé un été dans un van, avec un ami de rencontre. Des étendues vides et caillouteuses, gâchées souvent, comme de juste, par des terrains militaires. Elle dit :
— Pas ici. Pas encore. Pas maintenant.
Ils avaient un cendrier chacun. Milard écrasa sa cigarette dans le sien.
Elle répéta, sans espoir de convaincre :
— Pas ici.
Milard alluma le plafonnier, la regarda, aussi longtemps qu’elle put conserver la tête tournée vers lui. Ensuite, il défit sa cravate et le bouton de col, brisa la chaîne qu’il avait autour du cou, l’arracha, prit la main de la femme qu’il retourna la paume en haut. Elle regarda la plaque réglementaire, en métal ordinaire, quelque chose qu’elle avait cru voir au cou ou au poignet de soldats, dans des films, peut-être, qu’on pouvait briser en deux, elle le regarda lui refermer les doigts autour, confiants. Elle ne trouva pas la force de rencontrer de nouveau ses yeux avides et tendres. Des étendues désertes. C’était tout de même mieux qu’une chambre et un lit d’hôpital. Plus conforme à sa misère.
Elle sentit ses doigts la laisser, garda le poing fermé comme il était.
Il éteignit le plafonnier.
En même temps qu’il sortit de la voiture, du vent et de la pluie s’engouffrèrent dans l’habitacle tiède, cinglants et glaciaux, et qui n’avaient rien d’estival. La portière se referma avec une singulière douceur. Comme s’il était descendu pour pisser… Comme s’il n’allait pas tarder à remonter. Elle lança la tête en arrière, chercha au tableau de bord ou ailleurs le bouton de commande de la glace électrique. Lorsqu’elle y parvint, flagellée par les rafales de pluie, le visage tendu vers l’ombre, la nuit irréparable avait déjà accaparé de façon définitive la haute et maigre silhouette vêtue de sombre.
Avec un sanglot sec et une rage qu’elle n’avait plus besoin de réprimer, elle comprit que l’homme était enfin rentré chez lui.
Au cœur des Ténèbres.
Chapitre 0
Le vingt-quatre décembre, peu avant dix-huit heures, un voyant rouge s’alluma et se mit à clignoter sur l’écran géant qui figurait la capitale. Les observateurs le fixèrent avec une brusque et totale attention. Voyant rouge : ATTENTAT. Champs-Élysées, dix-huit heures. Forte charge d’explosifs, au moment précis où la foule, dense, s’affairait aux derniers préparatifs de Noël. La machine se mit en branle. L’horreur des membres épars, des corps déchiquetés, du sang… Les observateurs, devant leurs écrans, ne le voyaient pas, il leur suffisait d’imaginer ou de se souvenir. Un autre voyant s’alluma et se mit à clignoter… Crépitement des télétypes, zooming des caméras. Un autre voyant dans un autre quartier de Paris, le deuxième…
Lorsque Château, prévenu, pénétra dans la salle de contrôle, cinq voyants clignotaient ensemble. Ils figuraient chacune des pointes de quelque insoutenable étoile à cinq branches. Comme hypnotisé, le policier demeura immobile. On lui passa une bande télétype qu’il ne prit pas la peine de lire, parce qu’il avait son contenu devant les yeux et que le texte serait redondant et superfétatoire. Il entendit dans le fatras du trafic radio, sans y prêter plus d’attention, que les victimes se comptaient déjà par dizaines, qu’on réclamait des aides médicales d’urgence. Soir de Noël, il s’approcha encore de l’écran froid qui le surplombait.
Qui lui passait la réponse de Berg.
Il chercha une cigarette.
Un opérateur lui fit remarquer : défense de fumer.
Château lui fourra la bande télétype entre les doigts.
Sortit dans le couloir.
Sentit que, pressé, sans le vouloir, on le bousculait.
Dehors, il entendit le lamento des ambulances.
L’étoile de Berg n’avait rien à voir avec celle de Prima Linea.
Son étoile rouge avait pour seul sens guerre totale.
Il alluma la cigarette.
Il commençait à neiger doucement, comme à regret, mince linceul qui en valait bien d’autres.
Le commissaire divisionnaire Château se trouvait seul dans son bureau vide. L’été avait fini, puis l’automne, sans que l’un ou l’autre eût paru réellement laisser de trace. En dépit de la porte capitonnée, on entendait l’usine fonctionner alentour, pleine d’une fugitive rumeur vague. Château ouvrit le parapheur, signa notes, circulaires et rapports. Commissaire divisionnaire Château… Il ne prenait pas la peine de relire et ne contrôlait pas les demandes de congés d’hiver. Peut-être à cause de cela, certains l’appelaient « patron », peut-être aussi à cause de sa distance laconique. La pendule digitale marquait dix-huit heures douze, sa montre également. Il se pencha sur l’interphone, une secrétaire emporta le parapheur qu’elle tenait contre son estomac. Château alluma une cigarette, appuya sur le bouton qui commandait le voyant rouge, à l’extérieur, et signifiait « défense d’entrer », interdiction que personne ne se serait avisé d’enfreindre. D’un tiroir, Château sortit un épais dossier cartonné, sur lequel on avait tracé au normographe :
Une patrouille avait retrouvé, sur le Larzac, le corps de Milard. L’agrandissement photographique permettait de remarquer qu’il était assis, l’épaule gauche appuyée contre un rocher grumeleux, la tête sur les avant-bras et les genoux relevés. Il semblait dormir, ou paraissait pleurer, et on n’entrevoyait que la nuque aux cheveux gris, un morceau du maxillaire droit, les doigts de la main gauche, amaigris et paisibles. En attendant la mort, Milard avait adopté une attitude plus ou moins fœtale, après la dernière injection, qui, il l’avait su, lui laisserait peu de temps — seulement celui de jeter la seringue un peu plus loin (cliché sous cote n° 12) et qu’on avait retrouvée tout de même. Morphine plus cyanure (cf. examen toxicologique annexé), la dernière affaire qu’il avait dû transporter partout et depuis bien longtemps, dans son étui métallique. Pleurer… Château réfléchit que les damnés ne pleuraient pas. Il conserva le cliché, qu’il glissa dans son sous-main.
Quant au reste, il défit avec soin les agrafes qui retenaient pelures, photocopies, retira les trombones des photos anthropométriques et des coupures de presse sans prendre la peine de trier. Puis il alluma une cigarette. On avait fait transférer Giraud dans une clinique de province, son état n’avait donné aucun signe d’amélioration. De très loin, Château avait suivi l’activité de Forrestier dans sa nouvelle affectation.