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Bien malin celui qui pouvait distinguer où commençait la maladie mentale et où se terminait la dérision, en ce qui concernait Giraud. Il se tenait propre sur lui. S’il avait écouté le jeune homme avec sa veste à la Eddie Cochrane, il se serait déjà mis une balle dans le cigare, puisqu’il n’y avait aucune autre espèce d’issue et qu’il le savait, mais alors qui paierait la pension alimentaire et les traites de la maison qu’il n’habitait plus depuis déjà trois ans ? Heureusement, il y avait Dieterich. Et Milard.

Heureusement, il y avait la course des rats dans le labyrinthe.

Parfois, dans des instants d’extrême lassitude, Giraud se prenait à envier leur féroce aveuglement, les babines retroussées de leurs terribles automobiles sur le périphérique, l’éclat plein de haine et d’avidité de leurs feux de croisement. Parfois, dans ces instants qui le laissaient amer et désemparé, Giraud se prenait à croire qu’il était aussi vivant qu’eux. Flancs de métal et tripes de fonte, jambes de caoutchouc brûlant. Front de glace sécurit.

Dieterich.

N’est pas vivant qui veut.

— Vous ne descendez pas de l’armoire, je pense ?

— Non, reconnut Milard.

— Vous comprenez ce que ça signifie.

— Oui.

Il regarda les clichés pulmonaires éclairés au néon. Il avait envie de dégueuler. Le médecin enfouissait les poings dans ses poches de blouse.

— Combien de temps que vous slalomiez entre les contrôles médicaux ?

— Quatre, cinq ans…

Il sortit son paquet de cigarettes, sembla se raviser.

— Aucune importance… Milard… Combien de temps que nous jouons la même partie ?

Il alluma sa cigarette. Une vingtaine d’années : il venait de débuter comme flic, l’autre avait déjà quelques décennies d’autopsies derrière lui, et franchement pas d’âge, une grande demeure et une gouvernante dans une banlieue proche où l’automne avait des étonnements déchirants dans les bruns roux, des giclures d’or qui ne duraient pas, des véhémences éteintes. Milard rangea son briquet. Il n’avait pas vraiment froid, toujours cette envie de dégueuler qui devenait tout de même plus vague : c’était maintenant tellement simple.

— Peur ?

— Non…

— Asseyez-vous.

Ils s’assirent.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Le temps qu’il reste ? Comment ça va tourner ? (Le médecin se pencha sur un tiroir ouvert, en sortit un cours polycopié, le lança. Milard l’attrapa au vol, le posa sur ses genoux.) Vous avez tous les détails là-dedans. Qu’est-ce que vous voulez savoir d’autre ?

— Rien, murmura Milard. Rien que vous pouvez m’apprendre.

— Ça sera moche. Vous tenez encore debout, c’est déjà pas mal. Si je faisais vraiment mon boulot, je devrais vous signaler à la commission médicale. C’est ce que je devrais faire en tant que médecin de l’administration.

— Bien sûr.

— Bien sûr ! Vous vivez seul.

— Oui.

— Milard…

— Ne compliquez pas les choses, docteur.

— … si elles étaient restées…

— Il n’y avait pas de raisons qu’elles restent.

Il s’était levé. Oui, il avait peur. La sueur lui perlait aux tempes. Le polycopié plié se trouvait dans sa poche gauche. Il avait hâte de sortir avant que sa tête explose. Pourquoi seraient-elles restées ? Qu’auraient-elles pu attendre de lui ? Il avait hâte de marcher dans la rue, sans but.

— Milard, vos clichés…

Il n’attendit pas et sortit sans payer. Dehors, il faisait tiède et doux. Il marcha et prit le métro, marcha encore et se promena sur les quais. Il se sentait étourdi, nonchalant. Un voilier passa, le mât couché sur le roof, et qui avançait au moteur avec une fine moustache d’écume grisâtre là où la proue fendait l’eau à plat. Quelque part il prit un bourbon et le paya très cher. Enfoncé dans un fauteuil d’osier, il sentait la gêne du polycopié contre son flanc : peut-être pouvait-il les émouvoir, à présent. Peut-être pourrait-il joindre Vanessa au téléphone, lui parler quelques instants, mais il savait d’avance qu’il ne trouverait pas les mots et que ça se résoudrait à une communication intercontinentale pour rien. Il se passa la main sur la figure, consulta sa montre : en ne traînassant pas, il pourrait passer au bureau avant que la permanence prenne les commandes. Il userait un moment à dispatcher les affaires tout en buvant du café, à moins qu’il trouve un coup sur lequel monter, puis ce serait le soir. Un soir, un autre soir. Il se leva, comme engourdi, fit quelques pas au hasard.

Près de Saint-Michel, il acheta des cigarettes et ailleurs un journal, qu’il fourra dans sa poche. Il se sentait groggy, sans forces, vaguement endolori. Il ne se souvenait pas au juste pourquoi Vanessa et sa mère étaient parties, ni à quel moment, il ne se rappelait pas ce qu’il avait ressenti lorsqu’il était rentré le premier soir dans la maison vide. Une atroce souffrance muette ? une sorte de soulagement ? ou simplement cette désolation des pièces en enfilade, des parquets et des staffs, des lustres et des glaces qui lui renvoyaient son image éphémère et spectrale, aux accents de sentinelle, comme si soudain et pour toujours il avait cessé d’être chez lui.