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C’est bien avant la rupture que les autres vous quittent, bien avant leur départ. Et on se quitte soi-même de la même manière, et c’est plus tard seulement qu’on s’en rend compte, qu’il y a déjà longtemps qu’on s’est séparé.

Au bureau, Tony trônait dans le fauteuil du chef. Il avait relevé ses manches de chemise et fit mine de quitter le siège.

— Restez, prévint Milard.

Tony arracha un feuillet au bloc sténo posé devant lui, le parcourut en balançant le torse.

— Janko veut vous voir… L’affaire des canassons ! C’est vous qui héritez l’enfant. Il va falloir faire un peu de vent, la merde habituelle. Une femme vous a appelé à seize heures vingt. Elle voulait vous parler personnellement. Elle n’a pas voulu laisser de commission… Un seul être vous manque !

— Quoi d’autre ?

— Giraud est passé. Fin cuit. On l’a achevé au Ricard. Il sort d’ici.

Milard sortit un journal et une brochure de sa poche, le visage pensif. Tony continua à se balancer doucement, puis il se baissa et ramassa une boîte de bière qu’il posa sur le bureau.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Giraud ? Pas la moindre idée. Il repassera demain, à l’heure de l’apéro. Si Janko le trouve en train de fouiner dans les locaux, il nous cloue tous aux portes des archives, vous le premier, avec des agrafes rouillées. Vous voulez une mousse ?

— Non, fit Milard.

— Vous avez tort, elle sort du frigo. Ah ! la plaintive des chevaux est passée en coup de vent. Elle voulait prendre contact avec le policier chargé du dossier. Elle sort aussi du frigo : elle est balancée comme un élan, avec la couleur du caribou. La moitié des clebs du service étaient tout disposés à prendre, mais elle a votre nom. Milard ou rien, comme l’autre ! Plus très jeune, mais du chien. De la classe. La bonne pointeuse, si vous tenez pas trop à toucher les bords… (Il avala quelques gorgées, fronça les sourcils.) Vous vous lancez dans la médecine vétérinaire ?

— Non.

— Chef, dit soudain Tony sur un ton grave, je ne sais pas ce qui se passe, mais Janko est drôlement à cran, ces jours-ci. Je ne dis pas qu’il a jamais été très drôle, ou quoi que ce soit de ce goût-là, mais il fait fort. C’est mauvais pour tout le monde. Il est en train de casser les balances, plus personne ne sait sur quel pied danser. Lui et ses sbires ont failli bousiller deux types, cette nuit, à la sortie d’une discothèque… (Tony leva les yeux par-dessus la boîte de bière.) J’ai bien l’impression qu’il vous a dans le collimateur.

Milard remit le journal et le polycopié dans sa poche, alluma une cigarette, puis il retourna une chaise et s’assit familièrement à califourchon. Tony était inspecteur principal, solide et sérieux. Il aimait ce qu’il faisait. Tout en le fixant de façon lointaine, Milard comprit qu’il organisait sa succession, qu’il ne pensait pas tant aux qualités et aux défauts du jeune homme qu’à sa propre succession. Il ouvrit la bouche et se ravisa, demanda brusquement :

— Les sept chevaux… Vous avez le numéro de la plaignante ?

— Bien sûr, sourit le jeune flic. (Il ramassa la feuille de papier, la tendit.) Pas plus de chances que de cracher dans l’œil d’une hirondelle en vol ! Janko s’est rappelé à temps que vous faites figure de spécialiste en matière d’œuvres d’art dans la division. Vous aurez le dossier demain matin à la première heure. Affaire réservée. Cassez-vous le col du fémur !

Milard pianotait sur les touches.

Il avait le teint gris, le col de chemise bâillait à son cou.

Il écrasa sa cigarette avant de se mettre à parler dans le combiné.

Tony expédia la boîte de bière vide, aplatie entre ses paumes, dans la corbeille à papier, bomba le torse et s’étira. Quand on bossait des années avec un type, on finissait par se rendre compte lorsque quelque chose n’allait pas. Milard avait beaucoup trop de goût pour acheter des chemises trop larges.

Chapitre IV

Mauber se leva et personne ne l’en empêcha. Il était chez lui, après tout. Il s’approcha du bar et se versa un verre de chivas. Il n’en buvait jamais et l’alcool lui parut souple et moelleux, il évoquait dans son esprit le plein cuir et l’aile d’une grande limousine noire, rangée sur un parking désert balayé par la pluie. On lui avait servi l’alcool dans un gobelet d’argent, d’un poids impressionnant. La femme aux yeux très pâles affectait de parcourir une revue, mais Mauber savait qu’il n’en était rien, qu’elle attendait ce qu’allait dire l’homme au complet blanc assis sur le divan, et ce que lui, Mauber, répondrait.

Sur la table basse en verre fumé, il y avait le paquet de came. Deux ou trois cents grammes. Les deux autres policiers regardaient par la fenêtre les alignements de toits, le soleil qui descendait, ou rien. Le seul mouvement perceptible dans la pièce était celui des doigts de la femme, entre les pages de papier glacé. Mauber haussa les épaules : ils avaient découvert de la drogue, chez lui, dans l’aérateur de la salle de bains, très exactement là où il n’aurait jamais rien planqué. Ils : la femme avait ramené le paquet, accroupie sur les talons, ce qui avait mis ses fesses en valeur sous le tissu du pantalon. Drôle de beau châssis. Elle lui avait demandé ensuite la permission de se laver les mains, à cause de la poussière grasse, noirâtre, sur l’emballage en plastique. Elle avait évité son regard, ce qui témoignait de son manque de métier, ou de son absence d’habitude, ou d’un vague remords qui ne rimait à rien.

Mauber secoua doucement le contenu du verre : ils n’avaient plus de raisons de s’éterniser, à présent. Il était bel et bien fabriqué, et il hocha la tête.

— Alors, fit l’homme assis.

— Alors quoi ?

— Le Parquet est très dur, en ce moment, en ce qui concerne le trafic des stupéfiants. Vous n’êtes pas usager. Cet appartement, ces meubles… Je ne pense pas que vous puissiez justifier de revenus suffisants.

— J’ai hérité.

— Bien sûr. Vous avez hérité. Cinq ou six ans.

La femme avait cessé de tourner les pages et regardait Mauber, les épaules droites, les avant-bras immobiles. Quelle sorte de chanson est-elle en train d’écouter ? réfléchit le jeune homme. Il ne voulait pas comprendre. Elle avait des yeux presque incolores, d’une fixité pénible. Des deux autres flics, il n’apercevait que le dos et l’angle du maxillaire. Il reposa le verre derrière lui.

— Cinq ou six ans de votre vie, dit l’homme. Avez-vous une idée de ce que ça représente, Mauber ? Cinq ans au trou…

— Vaguement… Qu’est-ce que vous voulez ?

— À votre avis ?

— Aucune idée.

Le flic sortit une photo de sa poche, la présenta sobrement, sans hâte ni ostentation. Cliché normal, pris au téléobjectif par un bon professionnel. L’homme descendait les marches d’une villa, on entrevoyait au bas de l’image un ponton de bois, la proue d’un canot, un morceau d’agave. Mauber n’eut pas à se pencher, les yeux du flic étaient calmes et lointains, il n’eut pas à faire le moindre mouvement pour que l’autre comprenne.

— Jamais vu ? fit le flic. Jamais vu ce type ?

— Je lis la presse, comme tout le monde.

La femme bougea. Mauber la regarda, puis ses yeux revinrent à la photo. Il comprenait, mais toute une part de son cerveau se refusait à comprendre, il n’y avait eu que deux ou trois rencontres, toujours en terrain neutre, jamais rien qui le rattache… La femme avait reposé la revue sur la table basse, là où elle l’avait prise. En se baissant, Mauber aperçut le contour de ses seins sous le T-shirt et la crosse du revolver dans la ceinture.