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Zoé Oldenbourg

Le bûcher de Montségur

16 mars 1244

Gallimard

Cet ouvrage est originellement paru dans la collection "Trente journées qui ont fait la France".

© Éditions Gallimard, 1959.

Zoé Oldenbourg, née à Saint-Pétersbourg, est venue en France à l'âge de neuf ans. Elle a été peintre avant de devenir romancière et historienne. Elle a reçu le prix Femina en 1953 pour La pierre angulaire et a depuis été appelée à siéger dans le jury qui l'avait couronnée.

Son œuvre d'historienne et de romancière a été souvent inspirée par le Moyen Âge: "Argile et cendres", "La pierre angulaire", "Le bûcher de Montségur", "Les brûlés", "Les cités charnelles", "Les croisades" et "La joie des pauvres". Zoé Oldenbourg a aussi publié des livres de souvenirs: "Visages d'un autoportrait" et "Le procès du rêve". Elle sait également être un peintre du temps présent, comme l'a montré "La joie-souffrance" qui fait revivre la communauté des Russes exilés à Paris entre les deux guerres.

INTRODUCTION

Pendant que Philippe Auguste, le plus grand des rois qui ont régné avant Henri IV, "faisait la France" dans les plaines flamandes1, un certain nombre de ses vassaux, placés sous l'égide de l'Église catholique, la "faisaient" à leur manière, dans la terre languedocienne.

L'histoire nous apprend que le vainqueur de Bouvines savait, au besoin, se montrer dur et impitoyable, mais on peut être certain (le précédent de l'annexion de la Normandie en témoigne2) qu'il s'y serait pris autrement s'il en avait fait son affaire, et la honte des massacres, des incendies et des tortures, dont demeure flétrie à jamais la mémoire des croisés de l'Albigeois, n'aurait pas souillé les annales de l'histoire de France.

Cependant, si l'on écarte toute espèce de considérations d'ordre sentimental et moral, si l'on se borne à regarder les choses en réaliste, il y a lieu de reconnaître que la mainmise de la royauté française sur le Languedoc est un événement d'une importance capitale pour la France et dont celle-ci a tiré d'inappréciables avantages, en ce sens qu'il inaugure la transformation radicale de sa structure externe et interne, modèle son nouveau visage, lui donne une nouvelle armature.

L'annexion de la Normandie avait ouvert à la France les débouchés maritimes du Nord, la soumission du Languedoc lui apportait la clé du bassin méditerranéen, ce qui, en plus des bénéfices commerciaux incalculables, laissait prévoir pour l'avenir une nouvelle orientation de la politique française, en direction de l'Italie. D'autre part, le royaume, encore fortement empreint d'essence germanique, devenait exposé à des contacts de plus en plus étroits avec l'esprit occitan, héritier de l'esprit latin, de même que la province languedocienne, par la force des choses, dut subir l'implantation d'une féodalité cléricale et militaire franco-bourguignonne qui allait se substituer à un régime social mitigé, fondé sur l'interdépendance des villes et des châteaux. Ainsi se trouvait engagé ce processus de brassage de races et de civilisations d'où sortira la future grandeur de la France.

Mais il ne saurait être question d'oublier le prix dont fut payé ce résultat: les longues, les terribles années (trente-cinq ans) pendant lesquelles une population paisible, mais fermement résolue de vivre et de mourir dans la foi qui lui était chère, voyait déferler sur son pays, brandissant la croix d'une main, l'épée de l'autre, des hordes d'égorgeurs, de pillards, d'incendiaires. Ce long et déchirant martyre, qui s'achèvera dans les flammes du monstrueux bûcher allumé au pied d'une montagne désormais sacrée, le présent ouvrage va l'évoquer dans toute son horreur, et je tiens à dire l'admiration que m'inspire l'effort surhumain fourni par son auteur qui, faisant preuve d'une objectivité infinie, enclin plutôt à excuser qu'à condamner les atrocités commises au nom du Christ, a mené sans défaillance, jusqu'au bout, sa tâche écrasante.

G.W.

1 Voir dans la même collection Georges Duby, Le dimanche de Bouvines.

2 Ibid.

CHAPITRE I

PRÉLIMINAIRES DE LA CROISADE

I - LE POINT DE DÉPART

Le 10 mars 1208, Innocent III, pape de la chrétienté, lance solennellement un appel aux armes, et prêche à des peuples chrétiens une croisade contre un pays chrétien. Cette croisade est justifiée et nécessaire: les hérétiques qui peuplent ce pays sont "pires que les Sarrasins".

L'appel du pape arrive quatre ans après la prise de Constantinople par les armées croisées. L'ennemi à combattre est Raymond VI, comte de Toulouse, cousin du roi de France, beau-frère du roi d'Angleterre et du roi d'Aragon, lié par l'hommage à ces trois rois et à l'empereur d'Allemagne; duc de Narbonne, marquis de Provence, suzerain féodal dont l'autorité s'étend sur l'Agenais, le Quercy, le Rouergue, l'Albigeois, le Comminges, le Carcassès, le comté de Foix - bref, un des grands princes de la chrétienté occidentale; premier seigneur de toutes les terres de langue d'oc.

À une époque où la noblesse détenait en fait le pouvoir et où, des rois aux simples propriétaires fonciers, tous les nobles étaient militaires par définition, la guerre était une nécessité permanente, et les princes chrétiens ne manquaient jamais de raisons pour envahir les terres de leurs voisins. Mais le siècle précédent avait vu s'épanouir, puis décliner, l'immense élan des peuples d'Occident vers la Terre sainte: au XIIe siècle, le pèlerin guerrier (tout en poursuivant bien souvent des fins matérielles) avait la certitude de combattre pour Dieu. La noblesse, décimée sur les champs de bataille de Palestine, se résignait mal à l'inutilité des sacrifices qu'elle s'était imposée, et les guerres locales qu'elle était bien obligée de mener lui paraissaient petites et plates.

Lors de la 4e Croisade, Simon de Montfort, chevalier dont la passion pour la guerre ne laisse de doutes pour personne, refusera de porter les armes contre une ville chrétienne, et de se mettre au service du doge au lieu de celui du pape; si la majorité des croisés ne suit pas son exemple et, après la prise de Zara, ville catholique, se rue sur Constantinople, le scandale d'une croisade détournée de son vrai but laisse à la chevalerie franque un sentiment de désillusion, malgré l'attrait toujours vif des conquêtes et du pillage. La croisade est en train de devenir une voie sans issue; la Terre sainte, de plus en plus menacée cependant, n'attire que peu d'amateurs. Et pour bien des chevaliers et hommes d'armes, ce moyen de gagner le pardon de Dieu, tout en se couvrant de gloire sur les champs de bataille, était devenu une habitude, parfois une véritable passion, souvent une nécessité matérielle.

Que penser de cette croisade d'un genre nouveau que le cri d'alarme du pape impose à la chrétienté? Quand on se souvient du cosmopolitisme de la noblesse de cette époque où la chevalerie d'Angleterre parlait français, où les poètes espagnols et italiens écrivaient en langue d'oc, où les Minnesinger allemands se mettaient à l'école des troubadours; où l'inextricable complexité des liens féodaux et le chassé-croisé des mariages politiques avaient fini par créer des liens de vassalité et de parenté entre tous les grands seigneurs de la chrétienté occidentale, il paraît difficile à imaginer qu'une guerre sainte contre le comte de Toulouse ait pu devenir une réalité.

L'anathème jeté de Rome en ce jour de mars 1208 sur la terre occitane coupe en deux l'histoire de la chrétienté catholique. La sanctification d'une guerre faite à un peuple chrétien devait détruire à jamais l'autorité morale de l'Église et corrompre jusqu'au principe même de cette autorité. Ce que le pape pensait être une opération de police, accidentelle, et commandée par les circonstances, allait se transformer, sous le poids des événements, en un système d'oppression méthodique, et Rome allait devenir, pour des millions de chrétiens d'Occident, un objet de haine et de mépris.